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31/10/1996 |
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Pas d'habit religieux, pas de sigle, pas de carte d'adh�rent� |
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On les surnomme � les faiseurs de paix �. En quelques ann�es, les la�cs-catholiques de Sant'Egidio ont construit une puissante organisation, capable non seulement de nourrir les pauvres de Rome mais de r�unir autour d'une table les adversaires jusque-l� irr�ductibles de Mozambique, d'Alg�rie ou d'ailleurs... Qui sont ces � ragazzi �, aussi discrets qu'efficaces ? Sont-ils, comme certains les en soup�onnent, le bras diplomatique du Vatican ? L'enqu�te, � Rome, de Marcelle Padovani Au commencement, il y a les pauvres. Les pauvres de Rome, les � traditionnels �, si l'on peut dire, puis les immigr�s, les clochards et les � nouveaux pauvres � qui ont perdu leur travail ou ont �t� chass�s de leur appartement. Des gens � la d�rive. Depuis huit ans, tous ont un lieu o� ils peuvent raconter leur mis�re, manger, se v�tir et trouver un m�decin. Gratuitement. C'est via Dandolo, dans le quartier du Trastevere. A la cantine, la mensa de la Communaut� de Sant'Egidio, pr�s de 500 m�tres carr�s sur deux �tages. Charit� chr�tienne traditionnelle ? Restaurant du coeur ? Pas seulement. On va voir que c'est plus compliqu�. Mardi 22 octobre, 10 heures du matin : les portes de la mensa sont ouvertes ; une centaine de personnes, l'air triste et le v�tement gris, entrent via Dandolo, traversent le vaste couloir d�cor� de fresques et d�boulent dans le hall. Les uns s'installent pour un long entretien. Les autres repartent avec un sac � provisions, ou bien choisissent un pantalon, une chemise, un pull. Certains se glissent derri�re un paravent. � Ils changent de peau, explique Francesca Zuccari, 40 ans, assistante sociale et volontaire de la Communaut�. Ils laissent leurs affaires et repartent habill�s de neuf. � La Communaut� distribue quotidiennement 2 000 repas chauds et donne � chacun une carte jaune, sorte de carte d'identit�, avec nom, pr�nom et domiciliation (10 Via Dandolo). �Souvent la police nous appelle : "On a trouv� Untel, il s'est �vanoui, il est malade, il a sur lui sa carte, vous venez le chercher" ?� La Communaut� de Sant'Egidio est la bou�e de sauvetage, la potion magique du pauvre romain. A 300 m�tres de l�, une petite porte et un couloir tortueux m�nent � la � tente d'Abraham �. Ce n'est pas une tente, mais une salle de 200 m�tres carr�s o� les immigr�s peuvent c�l�brer leurs mariages, naissances, f�tes traditionnelles : le ramadan ou la p�que juive, ou un mariage entre Erythr�ens (les femmes sont assises, les hommes, debout, servent � boire et � manger). Un lieu symbolique de retrouvailles, de rencontre entre immigr�s et Italiens, de confrontation interreli-gieuse. Nous y voil�. Encore cinquante m�tres � droite et on atteint un troisi�me p�le majeur : la piazza Sant'Egidio (Saint-Gilles), quartier g�n�ral de la diplomatie secr�te de la Communaut�. L�, dans les salles d�pouill�es d'un ancien couvent de carm�lites, d'autres volontaires � une quarantaine � cherchent dans l'ombre � satisfaire une autre faim universelle : celle de la paix. Dans ce couvent des � faiseurs de paix �, ils sont tous pass�s : Bosniaques, Hutus, Tutsis, Guat�malt�ques, Alg�riens, Mozambicains, Serbes, Croates... Et ils passent encore. Sur cette place minuscule, on peut croiser le grand rabbin d'Isra�l, le grand mufti de Tunis, � c�t� de nombreux cardinaux et patriarches. Ou le cardinal Glemp, Cassidy, Zakka Iwas venu de Damas et Karedine II le Libanais, et d'autres �v�ques, serbes orthodoxes ou croates catholiques. Le jeudi 10 octobre, � la rencontre internationale � La paix est le nom de Dieu �, les leaders de toutes les grandes religions du monde ont sign� un appel commun : � Parler de guerres de religion est une absurdit�, d�clarent-ils. Seule la paix est sainte. � Dans la salle, beaucoup de la�cs ont suivi cette session exceptionnelle. Que viennent-ils chercher � Rome, dans ce petit couvent, tous ces leaders du tiers-monde et d'Occident, ces intellectuels ? Les � hommes de Sant'Egidio �, ces volontaires de la paix capables de n�gocier en t�te � t�te avec Boutros-Ghali et les grands de ce monde tout en versant la soupe aux pauvres de Rome. Qui dit mieux ? Leur palmar�s diplomatique est impressionnant : en 1992, ils ont r�ussi � mettre fin au conflit du Mozambique, guerre horrible de seize ans qui a fait... un million de morts ! Combien de victimes ces petits Romains ont-ils sauv�es ? Inestimable ! La diplomatie parall�le des � casques blancs � duTrastevere se d�ploie dans l'ex-couvent qui s'�tire le long de l'�glise de Sant'Egidio. Tout y est tr�s clean, tr�s franciscain-chic : vo�tes peintes � la chaux, plafonds en bois, carrelages anciens, meubles rustiques, plus quelques ic�nes. Une �l�gance tranquille, propice � la m�ditation et au dialogue autour d'un jardin int�rieur et d'un bananier. Ce bananier-l� passera � l'Histoire. Haut de taille et large de feuilles, il a abrit� pendant pr�s de vingt-sept mois, entre 1990 et 1992, les ragazzi de Sant'Egidio qui montaient la garde � tour de r�le pour �viter que les rebelles mozambicains de la Renamo ne croisent, m�me fortuitement, la d�l�gation gouvernementale. Pendant ces deux ann�es, les d�l�gations seront log�es l�. L'une, la gouvernementale, au rez-de-chauss�e, dans la salle de l'ancien chapitre � bancs de bois, plafonds � caissons, deux grandes fen�tres � et celle de la gu�rilla, de l'autre c�t� de la cour, dans une grande salle carr�e encadr�e par deux autres plus petites. On am�nage deux sorties diff�rentes, dont l'une passe par les toits. Deux toilettes s�par�es. Et deux h�tels distants, l'un pr�s du Vatican, l'autre via Veneto. La premi�re r�union pl�ni�re entre les ennemis est assez violente puisque les participants � se traitaient de bandits �, raconte Matteo Zuppi, 41 ans, le m�diateur de la Communaut�. Lors du premier repas commun, il faut trouver deux poissons de taille �gale dont chaque chef de d�l�gation pourra couper la t�te au moment de se servir. La signature des accords de paix a lieu le 4 octobre 1992 : ils sont encore en vigueur. Le chef de la gu�rilla, Alfonso Dhlakama, dont les hommes br�lent les villages, coupent le nez et les oreilles aux Mozambicains, s'est transform� en homme politique. Le d�dale d'escaliers, de couloirs, de salles a permis aussi � la Communaut� le coup d'�clat du 13 janvier 1995. Alors que l'Alg�rie se d�chire, les hommes de Sant'Egidio organisent la � plate-forme de Rome �. Pour la premi�re fois depuis le d�but de la violence, les diff�rents groupes d'opposition se rencontrent, s'affrontent autour d'un texte, n�gocient et finalement tombent d'accord sur une � proposition de paix �. Le texte proclame le refus de la violence, la libert� de presse, de religion et d'association. Pour l'heure, la plate-forme reste �videmment inappliqu�e. Mais, � Rome, ce 13 janvier, ils sont presque tous l� : les � nouveaux �, islamistes du FIS dont le parti est interdit en Alg�rie ; les minoritaires, Djaballah, religieux, traditionaliste, et Louisa Hanoune, du Parti des Travailleurs, seule femme responsable d'un parti politique dans le monde arabe ; et les historiques, A�t-Ahmed, leader du FFS, ou Ben Bella, le cacique ; sans oublier les responsables de l'ancien parti d'Etat, le FLN... Dans la salle, les ambassades de plusieurs pays ont envoy� leurs observateurs. Le dernier soir, au moment de la signature finale, on fr�le l'�chec quand un repr�sentant d'un groupuscule se raidit et exige des amendements inacceptables. Apr�s des jours de discussions et plusieurs nuits blanches... De quoi abattre n'importe quel marathonien de la diplomatie. Qu'importe ! Aussit�t, on voit les hommes de Sant'Egidio arpenter les couloirs, courir de l'un � l'autre, s'enfermer avec le r�calcitrant derri�re les portes d'un bureau imp�n�trable. Et en ressortir discr�tement plusieurs heures apr�s, le visage d�fait, l'air toujours aussi humble mais la victoire en poche. Aujourd'hui encore, Sant'Egidio offre ses rudes tables de pensionnat aux Guat�malt�ques, aux repr�sentants du Kosovo, aux Hutus et aux Tutsis. A tous ceux qu'ils peuvent convaincre de poser un instant les armes. � ONU du Trastevere ? �, � artisans de la r�conciliation ? �, � faiseurs de paix ? �, si l'on veut. �Disons plut�t qu'� partir de notre engagement aupr�s des pauvres, nous avons compris que la paix est leur bien le plus pr�cieux �, explique Mario Marazziti, 44 ans, un des leaders de la Communaut�. Le voil� donc le fil rouge qui conduit du resto du coeur de via Dandolo, � la tente d'Abraham et au couvent de Sant'Egidio. La Communaut� de Sant'Egidio n'est pas une institution de bienfaisance, ni une ONG, ni une congr�gation reli-gieuse. C'est une association publique, internationale et la�que, m�me si son statut a �t� approuv� en 1986 par le Saint-Si�ge. Elle compte 15 000 membres en Italie et dans le monde (Belgique, Allemagne, Portugal, Ukraine, Russie, Argentine, Guatemala, Cameroun..), avec une tr�s forte implantation romaine (8 000 mem-bres dans la Ville �ternelle). Les � Sant'Egidini � n'ont pas d'habit religieux ni d'uniforme. Ils n'ont pas fait de voeux. Ce ne sont pas des moines en veston crois�. Ce sont des gens normaux, banals m�me, jeunes ou adultes, provenant de toutes les couches professionnelles, des volontaires qui cumulent leur travail habituel avec un engagement social b�n�vole, des croyants qui veulent vivre l'Evangile de la fa�on la moins conventionnelle possible. Pas de drapeau. Pas de sigle. Pas de carte d'adh�rent. Et pas de bulletin d'inscription. � Aiutare aiuta �, � cela aide d'aider �, aime � dire Don Vincenzo Paglia, 51 ans, aum�nier de la Communaut�, qui ajoute volontiers : � La guerre est la plus grande des pauvret�s. � Une telle aventure n'�tait possible qu'� Rome, o� 400 000 personnes vivent en dessous du seuil de pauvret�. Rome, Ville �ternelle, m�tropole difficile, carrefour traditionnel des religions, cit� sans fronti�res qui unit toutes les rives de la M�diterran�e, plaque tournante entre l'Europe et l'Afrique. Rome, enfin, capitale de l'Etat italien et si�ge de la papaut�. Ici, dans ce quartier du Trastevere, autour de la basilique Santa Maria avec ses mosa�ques byzantines, son ic�ne dite � de la cl�mence et de la paix �, ses innombrables inscriptions latines, la cit� est redevenue un carrefour de populations. Au d�tour d'une rue, le petit peuple peut croiser des ministres italiens ou �trangers, des ambassadeurs, des chefs de services secrets, des leaders religieux ou de simples cur�s, des clochards, des tsiganes... Sans compter les intellectuels qui ont investi les vieilles maisons ocre rouge. � Ciao vescovo ! �, � salut l'�v�que ! � dit, en toute simplicit�, la marchande de journaux � Carlo-Maria Martini, archev�que de Milan et � papabile �, candidat tr�s en vue pour la prochaine �lection pontificale. � Ciao Cossiga �, lance la marchande de tabac � l'ancien pr�sident de la R�publique italienne. La Rome d'aujourd'hui ressemble � la Rome de la fin du XIXe si�cle, o� gens du peuple, gens de pouvoir et gens d'Eglise �taient intimes. Oui, l'aventure de Sant'Egidio n'�tait possible que dans cette Rome-l�. Elle commence en 1968, dans les lyc�es romains en pleine effervescence. Chaque soir, les �tudiants se r�unissent pour � changer le monde en faisant quelque chose d'utile �. A cette �poque, le leader des �tudiants s'appelle Andrea Riccardi, 46 ans aujourd'hui, professeur d'histoire du christianisme et pr�sident de la Communaut�. Cheveux gris pr�coces, grand lecteur de Pier Paolo Pasolini et de Fran�ois d'Assise, Riccardi va modeler peu � peu la Communaut�. En 1973, elle quitte les banlieues pour gagner l'ancien couvent de carm�lites de Sant'Egidio, dont elle prendra le nom. La rencontre avec le pape a lieu en 1978. Ce sera le d�but d'une relation durable : les ragazzi, les gar�ons, deviennent les enfants de Mai-68 et du concile Vatican II. Tr�s vite, en jetant l'ancre dans la Rome historique, les ragazzi vont d�couvrir que le tiers-monde est au coeur de la ville, avec ses immigr�s maghr�bins, �thiopiens, soudanais et est-europ�ens, polonais et roumains). Et ils comprennent que � s'ouvrir � l'autre � le pauvre, le malade, l'immigr� �, cela implique l'ouverture aux maladies du monde, la guerre, l'intol�rance religieuse et les pers�cutions �, comme le dit Andrea Riccardi. La premi�re �preuve ? Une m�diation pour lib�rer les villages chr�tiens assi�g�s par les Druzes au Liban. La deuxi�me ? En Albanie, pour y apporter les premi�res aides alimentaires et m�dicales. Puis arrivent le Mozambique et l'Alg�rie, qui m�diatisent Sant'Egidio et le font conna�tre au monde. On loue volontiers, en Italie, la Communaut� de Sant'Egi-dio : la presse la cultive comme une fleur rare, les institutions la cajolent, la gauche la r�v�re et participe souvent � ses initiatives. Les seules r�serves ont trait au financement et au rapport avec Jean-Paul II. Car les m�diations diplomatiques co�tent tr�s cher. D'o� vient l'argent des ragazzi ? � A 70% des collectes, de soutiens priv�s et d'abonnements, r�plique Marazziti. Pour le reste, des fonds publics de la municipalit�, de la r�gion et de la Communaut� europ�enne, lorsque, par exemple, on pr�sente un programme d'alphab�tisation. � Et les 4 milliards de lires du Mozambique � en frais de logement, d'entretien, de d�placement et de t�l�phone �? Ils ont �t� rembours�s � moiti� par l'Etat italien � la fin des n�gociations. Mais les 500 millions de lires de l'initiative � La paix est le nom de Dieu � ne sont pas encore couverts. Et un adh�rent affirme : � Le Vatican ne finance pas nos colloques. � Accus�s d'�tre le bras diplomatique de Jean-Paul II, l'arme secr�te du pape pour des n�gociations ou des contacts feutr�s, les ragazzi r�pondent par la voix de leur leader Andrea Riccardi : � Cela ne me scandaliserait nullement, mais c'est faux. Le Vatican et la secr�tairerie d'Etat ont leur approche : celle d'une diplomatie s�culaire avec des temps et des buts bien particuliers. � La Communaut� agit sur d'autres terrains. � En v�rit�, c'est parce que, chaque fois, des rapports personnels avaient �t� tiss�s que nous avons pu �tre des m�diateurs pragmatiques et patients �, explique Matto Zuppi. Les n�gociations avec les Mozambicains ont �t� pr�c�d�es de dix ann�es, pas moins, de contacts informels. En 1980, les ragazzi de Sant'Egidio avaient m�me fait rencontrer l'archev�que de Beira, Mgr Gonzalves et le secr�taire g�n�ral du Parti communiste italien Enrico Berlinguer. Pour que ce dernier interc�de aupr�s de Samora Machel. Aucun esprit de croisade, aucune volont� de conversion chez les diplomates, free-lance de la Communaut�. Disciplin�s, efficaces, z�l�s, ils ont suivi un parcours sans faute. Conscients du fait que la chute du communisme n'a entra�n� aucun regain des valeurs chr�tiennes, sp�cialement de la solidarit�, convaincus que la mort des grandes id�ologies n'a laiss� que de grands drames et de grands vides, ils ont choisi de dialoguer avec tous. Ils se sont mis � cultiver leur jardin. Ils ont d�couvert que ce jardin �tait le monde. Ces ragazzi de Sant'Egidio sont presque trop parfaits !
Marcelle Padovani
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