30/10/2001

La force faible de l�amour

La Communaut� de Sant�Egidio se distingue des ONG par une pratique originale o� la pri�re devient le ferment de I�action sur le terrain. Comment concilier la lettre de l�Evangile et la r�paration du lien social?

L'intensit� d'une indignation a cet �trange pouvoir de retourner les c�urs; la col�re et la r�volte devant l�injustice, qui poussent tant d�hommes � la lutte arm�e, peuvent � l�inverse en inciter d�autres � d�poser (symboliquement) les armes : ne pas chercher � combattre de front le mal mais rev�tir la � force faible � de l�amour. Tel fut le cas de saint Francois d�Assise. Inqui�tante figure que celle de ce contestataire pacifique, riche bourgeois qui abandonne tout pour �pouser Dame Pauvret� et devenir l�ami et le fr�re de tous les hommes; figure en r�alit� tr�s �loign�e de ce personnage l�nifiant et sirupeux invent� par une historiographie ivre de sentimentalit�. Les bons sentiments ont-ils jamais eu un quelconque pouvoir de transformation sur le monde ? Mais vivre l�Evangile dans toute sa radicalit�, entendre l�appel des B�atitudes et se mettre au service des pauvres donne � l�amour du prochain une efficacit� concr�te qui transfigure toute chose. V�cue comme une exp�rience de conversion int�rieure, l�indignation peut �tre une source de renouvellement des rapports humains.

Fran�ois d�Assise vivait � l�aube du XIII si�cle et l�Evangile avait �t� proclam� un peu plus de mille ans auparavant... Comment entendre leur message et en vivre dans ce xxe si�cle fascin� par la puissance et l�efficience ? Une poign�e de jeunes lyc�ens romains se sont pos� la question dans l�effervescence de l�ann�e 1968, p�riode de d�fiance envers l�Eglise catholique et de forte attirance pour l�activisme militant. Comment concilier vent libertaire et souffle �vang�lique ? La Communaut� de Sant�Egidio, forte aujourd�hui de 40.000 membres r�partis sur plusieurs continents, est n�e d�une �tonnante synth�se entre ces deux aspirations apparemment inconciliables. Engag�e sur tous les fronts de l�action sociale, attentive aux grands enjeux politiques et diplomatiques, organis�e en un r�seau de �coordinations �qui rappellent les assembl�es de 68. dot�e d�un statut juridique et d�un financement semblables aux grandes organisations humanitaires, Sant�Egidio n�est pas une ONG. C�est d�abord une communaut� de catholiques la�ques � sans v�ux ni habits religieux � qui se rassemblent chaque soir pour la pri�re elle a emprunt� son nom � la petite �glise Saint-Gilles qui l�accueillit au d�but de son aventure. dans le quartier populaire du Trastevere, � Rome. Enracin�e dans la plus pure tradition apostolique, nourrie de liturgie byzantine, anim�e par l�esprit de partage qui unissait les premi�res communaut�s chr�tiennes, elle a pourtant grandi dans une autonomie totale � l��gard de l�Eglise institutionnelle, cherchant une voie originale dans le double sillage de Mai-68 et de Vatican II. En effet, rien n�e�t �t� possible sans ce concile (1962-1965), qui r�conciliait l�Eglise avec le monde moderne et encourageait les la�ques � prendre des initiatives en faveur de la nouvelle �vang�lisation.

B�n�volat, autonomie, concertation

Tout commence dans les borgate, ces banlieues romaines qui, dans les ann�es 60, ressemblaient � des bidonvilles. Un groupe de jeunes bourgeois du lyc�e Virgile, men� par Andrea Riccardi, l�inspirateur de la communaut�, est abasourdi par le contraste entre l�opulence d�une minorit� et la vie mis�rable d�une humanit� d�laiss�e. Ces adolescents vont ressentir la m�me indignation que Fran�ois d�Assise et se mettre � leur tour � l��cole de l�Evangile. Ils nouent une amiti� avec les pauvres � travers des actions de solidarit�: aide mat�rielle et sanitaire aux familles, soutien scolaire aux enfants. Puis la Communaut� a grandi et ses actions se sont diversifi�es, toujours pour r�pondre � des besoins concrets : une cantine a �t� ouverte ; elle distribue aujourd�hui plus de 2 000 repas par jour. C�est un lieu discr�tement impr�gn� du parfum des B�atitudes: les pauvres y sont attabl�s et servis, trait�s avec �gard et d�licatesse, patiemment invit�s � renouer des �changes dans une atmosph�re de paix et de douceur, o� chacun se sent accueilli et respect� comme une personne � part enti�re. En canalisant leur indignation dans la pri�re, les membres de Sant� Egidio �chappent aux grondements de la r�volte et de l�impr�cation devant le scandale du mal et s�impr�gnent de l�invitation �vang�lique � en conjurer les effets par la transformation de leur propre c�ur. Leur action est alors guid�e par la g�n�rosit� et la spontan�it� de l�amour, qui les portent l� o� les besoins se font sentir : c�est parce que les gens de la rue se retrouvaient parfois emprisonn�s que la Communaut� s�est int�ress�e au sort des prisonniers ; c�est un meurtre raciste � Rome qui lui a fait prendre conscience de la n�cessit� de se porter au secours des �trangers immigr�s.

�On trouve toujours plus pauvre que soi � aider � pourrait �tre la devise embl�matique de cette fraternit� spirituelle sans fronti�res qui se distingue de toutes les ONG par le b�n�volat de ses membres. La l�g�ret� de la structure limite les frais de fonctionnement et permet l��mergence d�un mode d�organisation sp�cifique, qui prend appui sur l�autonomie et la concertation pour agencer une stratification d�initiatives, cr�ant ainsi un maillage � la fois souple et structur� de l�espace social. Tous titulaires d�un emploi, les b�n�voles se relaient quotidiennement pour assurer la pr�sence continue de la Communaut� dans les diff�rentes maisons d�accueil. Ils assument avec patience un r�le d�accompagnement spirituel sur un chemin o� les stigmates de la souffrance sont peu � peu recouverts par la joie et l�esp�rance retrouv�es.

Sans avoir jamais planifi� aucune de ses actions, la Communaut� s�est r�v�l�e capable d�offrir une r�ponse ad�quate aux nouvelles formes de pauvret�, prises en consid�ration avant m�me que les pouvoirs publics ne les d�couvrent. Ce fut le cas des malades du sida, consid�r�s il y a dix ans comme des pestif�r�s ; une maison m�dicalis�e a �t� am�nag�e pour accompagner ceux qui, sans ressources ni appui familial, sont difficilement accueillis par les structures sanitaires publiques. L�engagement de Sant�Egidio leur procure une fin de vie digne et va jusqu�� la prise en charge de frais de s�pulture. Aujourd�hui, les personnes �g�es sont les nouveaux parias d�une soci�t� vou�e � la performance. Un service d�aide � domicile prend en charge 6 000 d�entre elles � Rome et un mouvement, les Anciens, a �t� cr�� pour briser leur isolement. Pour celles qui ne peuvent plus rester chez elles, des maisons-logements offrent une alternative aux institutions. Les personnes �g�es, tr�s vuln�rables aux carences affectives, y sont accompagn�es par des amis plus jeunes qui les entourent de soins et d�attention tout au long de la journ�e. Gr�ce � ce r�confort, elles retrouvent le go�t de vivre et t�moignent de l�importance qu�elles accordent � ce moment de leur existence.

La Communaut� de Sant�Egidio incarne la possibilit� d�une voie m�diane efficace entre le recours � l�Etat, qui a montr� ses limites, et une aide caritative d�personnalis�e incapable de reconstruire le lien social. C�est en se d�marquant d�une d�marche utilitaire, remplac�e par le sons de la pr�sence � �tre simplement l� et apporter l�amiti�, la paix, la joie � que, paradoxalement Sant�Egidio parvient � une f�condit� d�action en cr�ant des synergies dans l�entraide.

Le foisonnement d�activit�s au sein de la Communaut� n�est pas comparable � un activisme f�brile d�bord� par l�urgence des situations il est la traduction d�une coh�rence puis�e dans l�Evangile. Celle-ci ne proc�de pas d�id�es, mais d�une disposition du c�ur qu�on appelle la sensibilit�, en laquelle tout se tient comme pris en une unit�. Parce qu�ils vivent davantage de leur sensibilit�, !es artistes savent que la qualit� d�une �uvre d�pend de l�unit� qu�elle r�alise � partir d�un ensemble d��l�ments. On pourrait dire que Sant�Egidio met en �uvre un art de l�amiti� envers tous. Aucun aspect de la r�alit� sociale n�est donc laiss� de c�t� handicap�s, personnes sans domicile fixe, �trangers immigr�s, malades du sida, personnes �g�es, prisonniers, r�fugi�s du Kosovo et d�ai!leurs, Gitans : toutes les cat�gories de pauvres sont accueillies, mais sans jamais �tre assist�es. L�assistanat est le produit d�une soci�t� fond�e sur la reconnaissance sociale qui s�cr�te elle-m�me ses exclus: que faire en effet de tous !es marginaux qui ne r�pondent pas aux normes d�une parfaite int�gration ? Au lieu de leur accorder une aide qui institue un rapport de d�pendance, Sant�Egidio a pr�f�r� r�veiller la dignit� de leur humanit� bless�e pour les aider � retrouver peu � peu confiance en eux-m�mes. Chacun est ainsi appel� � transformer sa faiblesse en atout, sa vuln�rabilit� en capacit� de don, sa diff�rence en richesse pour les autres. Si aucune action de solidarit� ne pr�vaut sur une autre. C�est que Sant�Egidio n�a pas choisi de soutenir une cause. L�indignation �vang�lique a ceci de particulier qu�elle vise � restaurer le sens de l�appartenance � une humanit� commune en brisant les murs d�incompr�hension, d�indiff�rence et de m�pris qui s�parent les hommes en raison de leurs diff�rences; toutes les causes sont ramen�es � un seul id�al : �loigner ce qui divise et mettre en commun ce qui rapproche. Ce n�est pas � force de slogans ou de recettes miracles que l�on y parvient, mais par un apprentissage constamment renouvel� du dialogue avec l�autre gr�ce auquel se cr�ent des ponts entre les g�n�rations, les cultures, les religions...

L�accueil des �trangers fournit un bon exemple de la mani�re dont Sant�Egidio con�oit l�int�gration l�assistance mat�rielle, sanitaire et juridique n�en constitue que la premi�re phase elle doit �tre compl�t�e par un travail de fond visant � favoriser la cohabitation culturelle. Sant�Egidio a donc ouvert d�s 1982, au m�me endroit que la cantine, l��cole Louis Massignon, o� p!us de 20000 immigr�s ont jusqu�� ce jour appris l�italien et se sont pr�par�s aux examens de l��cole publique italienne. Ils peuvent en outre y suivre comme � l��cole, une centaine de nationalit�s une formation de m�diateur culturelle. A la cantine apprennent � se d�couvrir et � partager une m�me joie, qui �clate lors des manifestations religieuses et des rencontres pour la paix organis�es par la Communaut� les musulmans participent aux f�tes de No�l et de P�ques et les chr�tiens aux f�tes musulmanes, preuve manifeste que Sant�Egidio parvient � transformer l�environnement social commune un levain dans la p�te en ouvrant les c�urs au partage. Les peurs et les m�fiances s�effacent � mesure que chacun accepte de respecter l�autre dans sa diff�rence ; les risques de conflit ou d�intol�rance sont ainsi �limin�s au profit d�une �culture de l�amiti� � qui, � travers les multiples ressources du dialogue, conduit � la paix.

On comprend mieux d�s lors que l�activit� romaine de la Communaut� ait pu servir de laboratoire concret � des initiatives internationales de grande ampleur qui ont r�ussi. Sant�Egidio a provoqu� la surprise sur la sc�ne diplomatique en obtenant un accord de paix entre le pouvoir et la gu�rilla du Mozambique � o� la Communaut� est install�e depuis de nombreuses ann�es � sign� � Rome en octobre 1992, apr�s deux ans et demi de n�gociations. Une autre initiative heureuse est d�avoir donn� suite � la Rencontre d�Assise pour la Paix, organis�e par le pape en 1986 pour promouvoir le dialogue inter religieux. Des repr�sentants de diff�rentes religions ont appris, au fil des rencontres annuelles, � d�passer la m�fiance et l�hostilit� pour s�acheminer vers la reconnaissance mutuelle. La tentative de m�diation pour le r�tablissement de la paix civile en Alg�rie s�est en revanche heurt�e � l��chec en 1994-1995 et a suscit� de vives critiques, y compris du c�t� du Vatican, parce qu�elle incluait les fondamentalistes du FIS dans la n�gociation. Pourquoi la Communaut� a-t-elle lanc� une initiative risqu�e qui a effrit� le capital de sympathie dont elle b�n�ficiait? Pour au moins deux raisons sans doute. D�abord parce que l�indignation ne traduit un progr�s de la conscience universelle que si elle rend proche le lointain ; c�est pourquoi Sant�Egidio conjugue l�enracinement local et l�engagement dans le reste du monde. On peut faire valoir ensuite que la dimension �vang�lique de son indignation vise le rassemblement dans l�unit� et n�exclut a priori personne de cet horizon d�attente.

(Les activit�s de La Communaut� Sant�Egidio sont pr�sent�es sur le site http//www.santegidio.org)

Sandrine Hubaut