Comunità di S.Egidio


 

14/09/2002


L'apr�s-11 septembre ou l'autocritique de Dieu

 

L'historien polonais Bronislaw Geremek disait, le 1er septembre � Palerme, lors d'une rencontre interreligieuse � l'initiative de la communaut� de Sant'Egidio, que le monde �tait revenu � la situation ant�rieure � celle du trait� de Westphalie (1648), qui avait marqu� la fin de la guerre de Trente Ans et ouvert la voie � la supr�matie des Etats-nations. Le syst�me dit "westphalien" affirmait la primaut� des institutions politiques sur les religions et assurait aux Etats-nations la responsabilit� de l'ordre du monde. Selon Geremek, serait revenu ce temps de troubles, de conflits d�sordonn�s, de violence g�n�ralis�e et de guerres de religions. Il en voit la preuve dans le nombre de conflits recens�s depuis la chute du mur de Berlin : cinquante-six, presque tous des conflits internes, des guerres civiles.

Jamais Dieu n'avait �t� autant mis � contribution. M�me s'il s'agit en premier lieu de guerres territoriales, postcoloniales, ethniques ou sociales, il est � l'�uvre, requis par la plupart des bellig�rants, en Palestine, au Cachemire, au Nigeria, au Soudan, en Tch�tch�nie, en Irlande, en Alg�rie, hier au Kosovo et en Bosnie. On le suspecte de sacraliser des fronti�res, des races ou des groupes ethniques, de b�nir des m�fiances ancestrales, de l�gitimer les pires passions partisanes ou nationalistes. Sans doute ne pr�te-t-on qu'aux riches : si ce n'est Dieu lui-m�me, c'est la maladie infantile de toute religion, le fondamentalisme, qui s�cr�te ou alimente ces conflits, autrement dit ce qui sacrifie � l'idol�trie, sur la base d'une ex�g�se perverse, d'une race, d'un groupe, d'une classe, d'une nation, d'une confession.

Les attentats du 11 septembre et la mont�e des radicalismes religieux au Proche-Orient ont r�v�l� � quel niveau de haine et de fanatisme l'homme �tait capable de parvenir au nom d'une foi en un Dieu exclusive. L'humiliation collective, le d�sespoir social n'expliquent pas � eux seuls la fascination suicidaire des jeunes kamikazes perforant les tours du World Trade Center ou transform�s en bombes humaines dans des bus de Ha�fa ou de J�rusalem. Les enqu�tes qui ont suivi le 11 septembre ont r�v�l� des itin�raires autrement plus complexes de militants islamistes socialement ins�r�s, intellectuellement dou�s.

Pendant longtemps, on a dit et �crit que la religion n'�tait qu'un alibi � une protestation sociale et politique, qu'elle �tait mise en cause, � tort, dans les conflits, par des agnostiques ignorants. L'argument ne suffit plus. Chaque religion porte en elle une V�rit� qui se veut, sinon exclusive comme dans le cas de l'islamisme, au moins supr�me et universelle. Ce qui la met en porte-�-faux par rapport � un monde moderne et des d�mocraties vou�s � toutes les formes de relativisme ou de pluralisme.


LE BIEN CONTRE LE MAL

Le djihad du milliardaire Ben Laden a commenc� par le refus de la pr�sence am�ricaine en Arabie saoudite, accus�e de violer la terre sainte musulmane. Elle ne souffre aucun compromis avec la "souillure" chr�tienne et juive. Elle porte en elle la logique d'une "s�paration" entre les zones du permis et de l'interdit, entre le monde islamique et l'Occident. Une logique de s�paration manich�enne qui devient pi�ge pour des Am�ricains qui, depuis le 11 septembre, identifient de plus en plus leur patriotisme au christianisme - 95 % des Am�ricains affirment en 2002 croire en Dieu - et la lutte contre le terrorisme � la "guerre juste" du Bien contre le Mal.

L'islam n'est pas la seule religion � affirmer cette vocation universelle, et c'est dans la capacit� qu'elle manifeste � d�jouer la tentation fondamentaliste, � entreprendre en son sein une v�ritable autocritique de son rapport � la V�rit�, que chacune sera jug�e. A cet �gard, la r�cente rencontre interreligieuse de Palerme, qui avait pr�cis�ment pour th�me l'"autocritique" des religions, a montr� qu'une lame de fond surgissait, capable de balayer des certitudes toutes faites autant que des attitudes frileuses. L'autocritique de l'Eglise catholique a commenc� d�s son concile Vatican II, dont elle va c�l�brer, le 11 octobre, le quaranti�me anniversaire. La reconnaissance de la libert� religieuse, qui mettait fin au vieil adage "Hors de l'Eglise point de salut" et qui, depuis, indispose les int�gristes catholiques, en est l'un des piliers. Elle a ouvert la voie � tous les dialogues �cum�niques et � la "repentance" dans laquelle le pape Jean Paul II s'est illustr�.

Cette autocritique n'est pas achev�e dans les Eglises chr�tiennes. Elle est encore rare ou inexistante ailleurs. Jonathan Sachs, le grand rabbin de Grande-Bretagne, vient de soulever une temp�te en Isra�l et dans le monde juif en d�clarant, le 27 ao�t au Guardian, que la politique d'Isra�l dans les territoires occup�s �tait "incompatible avec les id�aux juifs les plus profonds" et que le risque �tait de "corrompre toute la culture juive". En France, des hommes ouverts - mais minoritaires - comme l'ancien grand rabbin Ren�-Samuel Sirat, qui, � Palerme, a d�fendu des positions identiques, ou Th�o Klein, sont �galement m�rs pour une autocritique qui vise � distinguer la nature propre d'Isra�l et des options politiques et militaires prises en son nom. "Qu'avons-nous fait s�rieusement pour montrer au monde combien nos consciences �taient assaillies ?", interroge le rabbin Sirat.


FOI TRANSCENDANTE

Pris en otage par l'islamisme, l'islam est le moins bien plac� dans cet effort d'autocritique. Non seulement l'autorit� religieuse y est-elle dispers�e, mais en outre elle est contr�l�e, dans les Etats musulmans, par la main d'appareils politiques et militaires, qui interdisent toute forme d'�mancipation, y compris lib�rale. L'autocritique est difficile dans la religion musulmane, explique Mehmet Aydin, th�ologien turc de la facult� d'Izmir, parce que l'Occident confond toujours la " norme" de l'islam avec ses formes historiques et politiques. Le m�me ajoutait, � Palerme, que l'Occident ne pouvait pas comprendre � quel point le musulman souffrait aujourd'hui d'entendre parler de "terrorisme islamique", de "vengeance islamique", etc. Dans ces expressions, il n'y a aucune prise en compte de l'islam comme foi transcendante, m�tahistorique et universelle. D'accord pour une r�forme de l'islam, avertissait-il, mais pas sous la pression, ni aux conditions impos�es par l'Occident.

Avec la plupart des observateurs, une personnalit� comme Bernard Kouchner s'est �tonn�e, en Sicile, de la "faible r�action" des religions officielles depuis le 11 septembre face aux manipulations extr�mistes dont toutes, selon lui, sont les victimes. Sans doute l'ancien repr�sentant sp�cial des Nations unies au Kosovo oubliait-il la conf�rence d'Alexandrie qui, en janvier, a r�uni pour la premi�re fois des d�l�gations religieuses d'Isra�l et de pays musulmans ou les efforts r�p�t�s d'un Jean Paul II qui, � Assise, �galement en janvier, implorait le monde de renoncer � la violence pour des motifs religieux. Mais Bernard Kouchner, qui se pr�sente comme "agnostique convaincu", n'avait pas tort de provoquer ses auditoires en les interrogeant s�chement : "Mais qui, dans vos religions, se charge des extr�mismes ?"

Au-del� des invocations pieuses ou des politiques r�pressives, la question est en effet de savoir qui traite et soigne les d�viations religieuses, les manipulations textuelles, les d�rives id�ologiques ? Quel cordon sanitaire mettre en place pour freiner la d�rive extr�miste, la contagion terroriste au nom de Dieu ? Une instance interreligieuse - observatoire mondial ou ONG - capable de pr�venir et de contr�ler toute forme d'instrumentalisation de la religion � des fins politiques ou terroristes pourrait-elle voir le jour ? Mais avec quelle repr�sentativit� et quelle capacit� d'action ? Autant de questions qui, un an apr�s le 11 septembre, sont r�guli�rement soulev�es, mais n'ont pas encore re�u le moindre d�but de r�ponse.

Henri Tincq