Comunità di S.Egidio


 

02/05/2003

Entretien avec Andr�a Riccardi
Un pacificateur
Fondateur de la communaut� Sant�Egidio, le professeur Andr�a Riccardi s�est abreuv� aux sources du Concile dans l�ambiance surchauff�e de 1968. L�acuit� de ses analyses �tonne � l�heure de la globalisation. Notre force est de n�avoir rien � gagner dans les situations o� nous intervenons, sinon la paix

 

Professeur Riccardi, comment voyez-vous l�apr�s Saddam Hussein ?
Difficile ! Avec la chute de Bagdad, je pense que l�humanit� risque d�entrer dans une nouvelle �re. Jadis, les conflits arm�s �taient les t�moins, dans notre pr�sent, des maux du pass� comme au Lib�ria, au Congo Brazzaville, etc. Avec la notion de guerre pr�ventive, la guerre est subitement projet�e dans le futur. Mon interrogation est la suivante : l�Irak sera-t-elle une simple parenth�se ou le d�but d�une nouvelle g�opolitique ? Quelque chose m�a beaucoup marqu� avant le d�clenchement des hostilit�s, c�est le sentiment de notre impuissance. Nous avions l�impression d��tre totalement d�munis devant les choix du g�ant am�ricain. Cela aussi est une r�alit� neuve.

Certains observateurs ont fait du Pape le fer de lance du mouvement pacifiste. Qu�en pensez-vous ?
Certains pr�tendent que le discours pontifical risque d��tre instrumentalis� par les forces de "gauche". Je connais cette objection et je ne la partage pas. Cette analyse est un peu courte. Rome n�est pas en passe de b�atifier le pacifisme ! On nous prend � tort pour des na�fs. Que r�clamaient les gens dans les manifestations ? Ils disaient "non � la guerre" et r�vaient d�un monde meilleur. Bien entendu, leur d�marche �tait ambivalente. Il pouvait s�agir d�une forme d��go�sme cach�e sous les dehors de la vertu. Mais aussi d�un r�el altruisme doubl� d�une bonne dose d�ing�nuit�.
La priorit�, pour les catholiques, n�est pas d�avoir peur mais de s�engager publiquement en faveur de la paix. C�est aux chr�tiens qu�il revient de d�voiler le sens profond des �v�nements. La paix est une affaire trop s�rieuse pour la laisser aux militaires et aux diplomates !

L��volution r�cente de la vie internationale ne vous conduit-elle pas au pessimisme ?
Je m�interroge, comme tout le monde, sur notre futur. Apr�s le "boum" de la guerre peut survenir une grosse d�pression, une d�sillusion. La menace n�est pas chim�rique. Charge aux chr�tiens et aux hommes de bonne volont� de consolider les �chafaudages fragiles de la politique.

On cr�dite la communaut� Sant�Egidio d��tre "l�ONU du Trastevere". Est-ce une r�alit� ?
Nous voulons �tre des pacificateurs. Ce fut le cas au Mozambique. Bien entendu, nous serrons parfois des mains un peu sales. Notre travail suppose de se salir les mains souvent et de les laver tout aussi souvent. C�est le prix � payer pour b�tir la paix. Au Mozambique, notre premier souci �tait de faire conna�tre au monde le sort cruel d�un million de personnes �limin�es dans l�indiff�rence g�n�rale.

Tous les Etats de la plan�te sont-ils des interlocuteurs cr�dibles ?
Pour nous, les Etats demeurent des acteurs l�gitimes et des sujets majeurs. Avec des pays comme la C�te-d�Ivoire, l�Albanie ou l�Alg�rie, la diplomatie est quelque chose d�absolument n�cessaire. La politique internationale ne peut �tre privatis�e. La communaut� Sant�Egidio travaille avec l�Etat italien mais aussi avec les Etats-Unis et la France.

Vous assurez la diplomatie parall�le du Vatican ?
Les gens croient que le Vatican nous demande de faire le travail qu�il n�est pas en mesure de mener � bien lui-m�me. Mais le Saint-Si�ge ne demande rien � la communaut� Sant�Egidio. La diplomatie vaticane a derri�re elle une vision s�culaire, des m�thodes propres. Elle est assez grande pour agir toute seule.

Quelle est votre recette pour d�samorcer les conflits ?
Nous n�avons pas � d�fendre un int�r�t politique ou �conomique. Notre force est de n�avoir rien � gagner dans les situations o� nous intervenons sinon la paix. Le secret de Sant�Egidio est d��tre une "force faible", une force morale. Notre souhait est de b�tir la paix sur une confiance retrouv�e. Au Mozambique, il a fallu pr�s de deux ann�es pour faire prendre conscience aux protagonistes de la n�cessit� du dialogue.

Quel est votre investissement en Afrique ? Sant'Egidio ne compte-t-elle pas 900 membres en C�te d'ivoire ?
Sant�Egidio a pour vocation de mettre en relief les guerres oubli�es. Les m�dias ont braqu� le projecteur sur la C�te d�Ivoire. Et ensuite sur l�Irak. Un conflit chasse l�autre. Le probl�me de l�Afrique, c�est qu�elle n�a plus de valeur marchande. Quels sont les pays riches qui s�int�ressent � l�Afrique ? L�Europe, elle aussi, est tent�e de laisser sombrer le Continent. Mais elle oublie que son futur est intimement li� � lui. Nous participons, comme disait l�historien Braudel, � la m�me civilisation !
La France est li�e � l�Afrique par son pass� colonial. J�ai salu� le courage de l�intervention fran�aise en C�te d�Ivoire. Le Pr�sident Chirac a pris des risques. La France �tait le seul pays � pouvoir faire cela. Je souhaite le succ�s des accords de Marcoussis.

Le sort de l'Afrique est-il li� � l'action des chr�tiens ?
Certainement. Sant'Egidio est pr�sent dans plus d'une vingtaine de pays d�Afrique. Les chr�tiens sont le ferment d�un nouveau patriotisme africain qui co�ncide avec une crise sans pr�c�dent du sentiment national. Dans la vie politique, on manque d�hommes comme Senghor. Les catholiques sont en position de faiblesse dans la vie publique. On a transform� les la�cs en enfants de choeur sans les armer pour agir dans la cit�. Les chr�tiens ont �t� �vinc�s de l�enseignement. Je ne revendique pas la domination des chr�tiens dans la vie publique mais leur investissement.

Quelle est votre action sur le terrain ?
On parle du Sant�Egidio romain. Mais combien savent le poids du Sant�Egidio africain ? Nos axes sont clairs. Il s�agit de la lutte contre le sida. Au Mozambique et en Guin�e-Bissau, nous avons commenc� par sauver la vie de centaines de petits enfants n�s de m�res s�ropositives. Encore � la fin des ann�es 90, on nous disait que le traitement du sida �tait une aberration. "C�est trop co�teux de soigner les Africains !". La situation s�est retourn�e.

Vous parlez volontiers des martyrs du XXe si�cle. N�est-ce pas cher pay� pour construire la paix ?
Il y a un malentendu sur les martyrs. Ce ne sont pas des gens qui donnent leur vie par plaisir ! Ils ne courent pas au devant de la mort. J�sus, au jardin des Oliviers, a pri� pour que cette terrible �preuve lui soit �pargn�e. Mais, finalement, il n�a pas quitt� J�rusalem. Mgr Romero, assassin� en 1980 alors qu�il c�l�brait la messe, n��tait pas non plus un "h�ros", pas plus que les cat�chistes du Mozambique. Le courage consiste � ne pas renoncer � sa mission. Mgr Romero n�a pas quitt� son minist�re � San Salvador, Christian de Cherg� n�a pas fui Notre-Dame de l�Atlas. Les martyrs ne sont pas des Superman, ce sont des �tres qui assument co�te que co�te leurs responsabilit�s.

Est-il facile d��tre � la fois universitaire et catholique engag� ?
La fracture entre les catholiques et l�Universit� est typique de l�histoire fran�aise (m�me si nous connaissons aussi cela en Italie). Le christianisme a besoin d�une certaine culture historique. Sa connaissance du monde est un rempart contre toute d�rive fondamentaliste. Le g�nie du christianisme - pour reprendre l�expression de Chateaubriand - est un savant m�lange entre la foi et la culture. Le chr�tien est un homme dont la fen�tre est ouverte sur sa rue et sur le monde. C�est le "glocal" des anglo-saxons, un regard global et local � la fois.

A l�heure de la globalisation, la France a-t-elle encore un r�le sp�cifique � jouer ?
Je le crois. La France est un pays o� j�ai beaucoup d�amis. J�aime sa civilisation, ses id�es. La France est garante d�une certaine vis�e universelle. Pour moi, l�universalit� vient de Rome et de... Paris. L�Eglise de France a sans doute une mission sp�ciale � remplir. Il faut un sursaut ! Ce n�est pas une vocation gallicane, mais c�est une vocation propre. Il me semble que la France doit avoir le courage d��tre, � nouveau, un pays fondateur.

Vous pensez � la construction de l�Eu-rope ?
Nous crions de joie pour l�Europe des 25. C�est bien. L�Europe est aujourd�hui un fabuleux march�. Mais il faut regarder plus loin. La France est sans doute le pays le mieux � m�me de f�d�rer les autres. La France a les cl�s de l�Europe. Le tandem franco-allemand n'est pas suffisant pour b�tir la maison. Chaque lune de miel est suivie d�une nouvelle brouille. Ce couple a trop de probl�mes pour envisager s�rieusement le mariage ! Il ne suffit pas � la France de faire l�amour avec l�Allemagne, il faut fonder une famille. La vraie Europe doit avoir une base plus large, avec non seulement la France et l�Allemagne mais aussi l�Italie.

Pourquoi cette francophilie ?
La culture fran�aise est plus large que la France. Le risque, pour les Fran�ais, est de se replier sur l�Hexagone. L�Eglise de France donne quelques beaux signes de vitalit�. Il y a un signe qui ne trompe pas. La liturgie est de mieux en mieux c�l�br�e dans les paroisses, non seulement � Paris mais dans les villes de province que je traverse. Les communaut�s nouvelles sont florissantes, les la�cs s�engagent de plus en plus. R�soudre le probl�me des vocations n�est pas simple mais tout d�pend d�une conscience plus vive de la mission de l�Eglise.

Le christianisme est-il encore dans le sens de l'Histoire ?
Apr�s le Concile, certains croyaient qu�il suffisait de r�former l�Eglise. Mais le probl�me �tait plus profond, il s�agissait de prendre � bras le corps la culture publique. La r�alit� est tr�s compliqu�e. Il faut �tre capable de la regarder en face. La seule mani�re de progresser, pour le catholicisme, est de redonner sa contribution � la culture.

Samuel Pruvot