Comunità di Sant

Les fronti�res du dialogue:
Religions et civilisations dans le nouveau si�cle

Barcelone, 2-3-4 septembre 2001


 Lundi 3 septembre 2001
Gran Teatre del Liceu, Foyer
M�diterran�e : la civilisation de la cohabitation

Michel Foucher
Minist�re des Affaires �trang�res, France

   


Le titre de cette table-ronde est en soi un programme pour qui participe � la politique ext�rieure d�un pays europ�en riverain de la mer M�diterran�e, m�me si je m�exprime ici intuitu personae.

M�me en �tant pleinement conscient, au seuil du si�cle et du mill�naire, que la coexistence pacifique entre Etats et nations des quatre rives (Europe du sud, Maghreb, Machrek et Proche Orient, Balkans) est un enjeu g�opolitique central, que l�Europe et ses voisins du sud et de l�est se portent mieux si la paix r�gne entre les nations qui composent l�ensemble euro-m�diterran�en, l�on ne parvient pas aujourd�hui � asseoir cette convivialit�. Le r�ve de l�harmonie � de la symphonie comme disaient les Byzantins � semble toujours nous �chapper, malgr� nos efforts. Il en va de m�me de l�id�e ancienne d�une alliance entre l�Orient et l�Occident, qui formerait le c�ur d�un syst�me m�diterran�en stable.

Pourquoi cet objectif de convivialit� n�est-il jamais atteint aujourd�hui alors que tout y inviterait ? Pourquoi cet �cart, cette distance, cet inach�vement, entre la M�diterran�e r�v�e, id�alis�e m�me, et la M�diterran�e r�elle ?

� Comme des grenouilles autour d�un marais, nous sommes tous assis au bord de la mer �, �crivait d�j� Platon, d�couvreur de la place centrale des repr�sentations, des images, dans la prise de conscience de soi.

Sans doute convient-il de ne pas exag�rer les vertus de dialogue qui seraient attach�es, par nature, au partage d�un espace maritime et historique qui forme un horizon commun. Il n�y a pas de g�nie des lieux. La M�diterran�e est une formidable repr�sentation, une image, une ic�ne, tour � tour est d�crite comme le berceau de nos id�es politiques modernes, un champ d�affrontement s�culaire, une aire de m�tissage des peuples, un faisceau de fronti�res., une mer d�incompr�hensions et de malentendus, une zone de travers�e et d��changes.

Cette mer a d�ailleurs bien d�autres noms (Mer des roum, vue du sud ; mer du milieu, selon les g�ographes ; mer blanche du milieu, pour les cartographes arabes et ottomans,�), ce qui souligne d�embl�e que l�action doit se situer dans un ensemble travers� par la pluralit� des visions et des perceptions.

La r�f�rence � la M�diterran�e, espace commun qui serait, par lui-m�me, porteur d�espoirs de convivialit�, est largement un mythe et une m�taphore de nos exp�riences historiques, qui d�terminent des visions diff�rentes, dessinent des cartes mentales singuli�res, nourrissent des imaginaires collectifs souvent irr�ductibles.

D�autres mythes alimentent notre espoir, par exemple celui que la pr�sence de trois religions ayant en commun le monoth�isme, porterait en elle-m�me la solution de nos conflits. On est loin du compte, en 2001, ce qui justifie au demeurant la tenue de cette magnifique Rencontre internationale.

On recherche aussi les fondements d�un universalisme, fond� sur la richesse des id�es politiques qui ont �t� invent�es sur ses rives. On s�y d�bat avec les d�fis de la modernit�, qui interpelle des valeurs s�culaires et proc�de � des rythmes diff�renci�s.

Pourtant, ce mot de M�diterran�e, en ce qu�il rappelle une appartenance commune � une histoire contrast�e, est un r�f�rent bien utile, qui interdit l�inertie, invite � l�action et peut servir de support symbolique � des efforts communs.

Je ne sais pas s�il dessine aujourd�hui encore les traits d�une civilisation commune. Mais on se souviendra, comme l��crit le philosophe fran�ais Pierre Legendre, que � les civilisations sont la fabrique des mots et se fabriquent avec des mots. Elles enseignent � l�homme le vide et la s�paration qui rendent possible la parole �.

Voici une aire culturelle o� la tradition orale est centrale, o� une partie de la vie quotidienne se d�roule dans des lieux publics � caf�s des villes, ports et rivages, agora et forums, comme lieux de palabre et d�invectives -. Les relations humaines y sont, plus qu�ailleurs sans doute, marqu�es par la place de la parole autant que par le livre. Le choix et l�emploi des mots d�signant soi-m�me et l�Autre, qualifiant les enjeux et figent les perceptions mutuelles ont des effets redoutables. Les non-dits, les silences pesants perp�tuant les tensions et les incompr�hensions, mais surtout les d�ficits d��nonciation � pourtant la t�che premi�re de l�action politique � participent de la persistance des conflits.

La traduction g�opolitique de la � convivialit� �, c�est la coexistence pacifique entre les Etats, les nations et en elles-m�mes. Quant � sa version politique, est-ce le consensus ? Comme l��cit Vladimir Jank�l�vitch � propos de la d�mocratie � invention de cit�s sises non loin de la mer -, la d�mocratie n�est pas le consensus (qui donne aux minorit�s un droit de veto absolu) mais l�art de g�rer les d�saccords, de mani�re civilis�e. Tout est l� dans cet �nonc� : la convivialit� politique est un art, qui exige talent et courage ; la civilisation s�oppose ici absolument au conflit, � la violence, � la guerre comme moyen de r�solution des diff�rends ; elle suppose un dialogue, par del� les fronti�res de l�histoire et de la culture.

S�il est vrai qu�une civilisation se fabrique avec des mots, le premier d�entre eux qui s�impose est celui de � paix �. Paix civile interne dans tel pays du Maghreb ou du Machrek, paix entre deux nations en formation depuis plus d�un demi-si�cle au Proche Orient, un peu partout d�fi de la coexistence politique entre diverses minorit�s et communaut�s. Tout ceci est bien r�pertori�, de longue date; les termes de r�f�rence des r�glements sont connus ; les plans de r�conciliation aussi ; les processus dits de paix n�en finissent pas d��chouer ; les r�glements des diff�rends territoriaux tardent alors qu�ils portent souvent sur des superficies r�duites. Mais il est vrai que dans ces quelques r�gions carrefours, n�uds d�une histoire conflictuelle entre des nations ayant chacune une part de droits historiques, l�espace est un enjeu d�autant plus redoutable qu�il est multipli� par du temps.

Parmi les grands d�fis politiques qui traversent aujourd�hui cet ensemble g�o-historique m�diterran�en, j�en citerai deux, volontairement contrast�s.

Le premier concerne les relations entre l�Union europ�enne et les pays des rives sud et est de la mer commune. D�fis de l�in�gal d�veloppement, d�fi de l�organisation ma�tris�e des �changes humains, d�fi de la coop�ration. Il est notable qu�un processus euro-m�diterran�en se soit engag� � Barcelone depuis 1995, qui associe 27 pays participants, et est devenu le seul cadre global permettant de structurer les relations entre les pays membres, assortis d�une assistance financi�re de 13 milliards d�euros pour les 7 prochaines ann�es, ainsi qu�il en a �t� d�cid� � Marseille en novembre dernier, sous pr�sidence fran�aise de l�Union.

Il est notable �galement que le Forum m�diterran�en (Tanger, mai 2001), club informel, bo�te � id�es du partenariat euro-m�diterran�en, traite de s�curit� et de r�duction des fractures entre les deux rives, mais aussi d��changes humains et de promotion des �changes culturels, dans les deux sens. Quelques projets hautement symboliques pour la promotion de l�h�ritage culturel m�diterran�en ont �t� lanc�s, ce qui souligne qu�aucune avanc�e vers la convivialit� ne peut se produire sans retour vers l�h�ritage et sans promotion d��changes culturels non pas unilat�raux � comme c�est souvent le cas � l�heure des strat�gies marchandes globales � mais crois�s : faciliter les interactions linguistiques et culturelles, favoriser les traductions, encourager les �ditions, promouvoir l��change des id�es et des cultures, faire prosp�rer la diversit� culturelle � qui est l�une des caract�ristiques de l�ensemble m�diterran�en -. Il nous faut inventer une modernit� fond�e sur l��change et le respect, mise en �uvre par des programmes concrets. C�est plut�t bien parti, d�s lors que de nombreux acteurs se mobilisent, pas seulement les Etats et les grandes institutions.

Par contraste, l�impasse tragique qui pr�vaut au Proche Orient ne peut nous laisser indiff�rents. Les raisons structurelles en sont connues, comme le sont les donn�es objectives � strat�giques, politiques, �conomiques, d�mographiques - d�un possible r�glement. Le plus grave est que ce conflit violent n�oppose pas seulement un gouvernement repr�sentatif et une autorit� politique l�gitime mais deux peuples, deux nations dont l�int�r�t r�ciproque � long terme serait pourtant d�organiser les modalit�s de leur coexistence, � laquelle ils sont, au regard de l�histoire, de la g�ographie, de l��conomie, condamn�s. La haute densit� symbolique de certains lieux en dispute ne facilite pas les choses au regard d�un r�glement classique. Les efforts des diplomates, principalement europ�ens, ne cessent pas : navettes, suggestions, observations, offres de garanties, financements,� mais ils ne suffisent pas � eux seuls � faire reculer les perceptions anxiog�nes, donc bellig�nes. Certains sch�mas de s�paration unilat�rale sont lanc�s comme des ballons d�essai, des mots inacceptables circulent depuis des tribunes officielles et les m�dia de la r�gion, soit l�inverse d�un projet r�aliste de convivialit�.

Dans ce contexte tragique, et sans rel�cher les efforts, sans baisser les bras, sans renoncer aux efforts de persuasion diplomatique, il me semble qu�une opportunit� existe pour des strat�gies transitoires et pr�alables de contournement des blocages politiques pr�sents : susciter des dialogues informels entre les autorit�s morales, intellectuelles et culturelles des deux nations en conflit, pour relancer un dialogue au del� des fronti�res culturelles qui sont aujourd�hui des lignes de fronts. Il ne faut pas sous-estimer le r�le possible de ce type de dialogues, d�appels conjoints � il y en a de r�cents � lorsque tout semble bloqu� au plan politique et que les �crans sont satur�s d�images implacables. L�un des effets possibles de telles initiatives, prises sur place, conduites sans interm�diaire oblig� et sans show m�diatique annonc�, serait de d�busquer les non-dits, de d�passer les silences mortif�res qui enferment les protagonistes, de trouver les mots qui reconnaissent les droits et les souffrances des uns et des autres, bref d��noncer les paroles pouvant modifier quelque peu les perceptions hostiles mutuelles. A charge ensuite pour les responsables politiques de les reprendre � leur compte, avec la force de la pratique.

Si les civilisations sont des fabriques de mots, il y a urgence � favoriser les mises en perspective symbolique, � rendre possibles les �nonciations qui font tragiquement d�faut. � Nous avons besoin, �crit Manuel Vazquez Montalban, de construire, de constater une conscience critique luttant contre une M�diterran�e devenue territoire de confrontations, de dogmatismes de caract�re ethnique, religieux, (...) fausse conscience des probl�mes de fond �.

Il est temps que les hommes de culture et de foi de ces r�gions en conflit ouvert reprennent leur b�ton de p�lerin, se parlent et se fassent �couter, pour �noncer ensemble des arguments de raison : il n�y a pas de paix durable sans reconnaissance explicite de la part de v�rit� qui est dans l�autre et sans un renoncement � des r�ves absolus et � des utopies.

Si nous n�avons pas cette exigence, nos colloques n�auront pas plus d�effet que le coassement des grenouilles au bord des marais.

Michel Foucher