Aachen 2003

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Lundi 8 septembre 2003 - Eurogress
L�Eau: crise environnementale et d�veloppement humain

  
  

Serge Latouche
Universit� de Paris, France
  

"Nous ferions couler des rivi�res desang, plut�t que c�der une seule goutte d'eau destin�e � lacanne � sucre". (Un "baron" du sucre indien)

"Vous avez aim� les guerres dup�trole, vous adorerez les guerres de l'eau". Paul VI dans l'encyclique"populorum progressio" d�clarait que "le d�veloppement est le nouveaunom de la paix". Sans doute aurait-il�t� mieux inspir� de dire que "le d�veloppement est le nouveaunom de la guerre". En v�rit�, de fa�on plus ou moins ouverte,entre pays ou au sein des nations, ces guerres "�cologiques"cons�quence de l'insoutenabilit� et de l'injustice du d�veloppement ont d�j� commenc� . Pour le non sp�cialiste de la g�opolitique del'eau et des enjeux hydrostrat�giques, le cas de l'eau para�t paradoxalement exemplaire, car l'eau n'est pas naturellement rare,bien au contraire. Les drames de l'eau sont un t�moignage caricatural de l'impasse o�nous m�ne l'organisation techno-�conomique actuelle. On disaitnagu�re par mani�re de plaisanterie que si le Sahara �taitg�r� de fa�on socialiste,on se trouverait rapidement confront� � une p�nurie de sable.Malheureusement la gestion capitaliste mondialis�e de l'eau nous conduit� une situation dramatique comparable en ce qui concerne l'eau. La seule�num�ration un peu d�taill�e des probl�mes de l'eau suffirait � occupper largement les10 minutes qui me sont imparties : Sans entrer dans les probl�mes deseaux marines (eurtrophysation, mar�es noires, destruction des ressources halieutiques, contaminations diversesinterdisant l'usage des plages, etc), les probl�mes de l'eau douce, tantceux des eaux de surface que des aquif�res, forment un ensemble complexedont tous les �l�ments sont interd�pendants : irriguation agricole effrein�e,pollution des nappes phr�atique par rejets des polluants agroindustriels(pesticides, engrais chimiques, lisiers de porc), transformation desfleuves en �gouts � ciel ouvert chariant des eaux toxiques et contamin�es, drames r�currentsdes grands barrages, gaspillage d'utilisation, syst�me de distributiond�fectueux, recyclage quasi inexistant, p�nurie d'eau potable, marchandisation de la ressource. On peut y voir uneillustration et un indice du caract�re insoutenable etintrins�quement inhumain du d�veloppement et une justification de lan�cessit� d'organiser la d�croissance.

1. Le d�veloppement est inhumain et insoutenable

Une chose para�t acquise, d�sormais :m�me la reproduction durable de notre syst�me pr�dateur n'est pluspossible. Notre surcroissance �conomique d�passe d�j�largement la capacit� de charge de la terre. Si tous les citoyens du monde consommaient commedes Am�ricains ou m�me des Europ�ens moyens les limites physiquesde la plan�te seraient largement d�pass�es . Si l'on prend commeindice du "poids" environnemental de notre mode de vie "l'empreinte"�cologique de celui-ci en superficie terrestre n�cessaire, on obtientdes r�sultats insoutenables tant du point de vue de l'�quit� dans lesdroits de tirage sur la nature que du point de vue de la capacit� der�g�n�ration de la biosph�re.

L'eau illustre parfaitement cettein�galit� insoutenable. La consommation moyenne du Nord-am�ricainpour l'usage domestique d�passe les 400 litres par jours contre 200 pourl'europ�en, 50 pour l'africain et beaucoup moins pour les habitants duSahel .

Apr�s quelques d�c�nnies degaspillage fr�n�tique des ressources naturelles, il semble que noussoyons entr�s dans la zone des temp�tes au propre et au figur�...Le d�r�glement climatique s'accompagne des guerres du p�trole, qui serontsuivis de guerres de l'eau , mais aussi de possibles pand�mies, de disparitions d'esp�cesv�g�tales et animales essentielles du fait de catastrophesbiog�n�tiques pr�visibles. La soci�t� de croissance n'est nisoutenable, ni souhaitable.Il convient d'abord de d�finir ce qu'est la soci�t� de croissance.La soci�t� de croissance peut �tre d�finie comme unesoci�t� domin�e par une �conomie de croissance et qui tend �s'y laisser absorber. L'�conomie de croissance elle-m�me peut �tre d�finie comme lesyst�me d'organisation �conomique orient�, soit objectivement, soit d�lib�r�ment vers la maximisation de lacroissance �conomique. Cette derni�re est apparue bien apr�s la naissance de l'�conomie de march� dud�but du XIX�me si�cle et ne s'est �panouie qu'apr�s laSeconde Guerre mondiale" . C'est-�-dire au moment o� l'Occident(� travers le Pr�sident Truman...) lan�ait le mot d'ordre etl'entreprise du d�veloppement.La croissance pour la croissance est devenu l'objectif primordial sinon leseul.

1.1. Une telle soci�t� n'est pas soutenable pour au moins quatre raisons:

- elle d�passe la capacit� de charge de la plan�te;

- elle se heurte aux limites de la finitude de la biosph�re;

- les progr�s de l'ecoefficience que ses partisans mettent en avantpour tenter de la sauver se trouvent toujours d�pass�s par la logiquede la croissance;

- la substituabilit� de l'artefact � lanature postul�e par les �conomistes orthodoxes est restreinte.

Tout ceci peut �tre illustr�e dans lecas de l'eau. Tandis que le syst�me entraine une destruction toujoursplus pouss�e de la ressource, les besoins engendr�s par la logiquemarchandesont en croissance exponentielle. La demande en eau a �t�multipli�e par sept au cours du XX�me si�cle mais les r�serveshydriques ont diminu�es d'un tiers.

Alors que les hygienistes des Lumi�resaux XVIII�me si�cles d�finissaient les besoins "normaux" desparisiens � trente litres par jour (la disponibilit� n'exc�daitpas 10 litres),que l'Afrique du Sud s'est fix� un objectif comparable (25 litres pourla boisson et l'hygi�ne), la consommation moyenne des fran�ais�tait de 156 litres en 1998 . Il est plus que probable que la publicit� pourles jacuzzi, les piscines etc, fera cro�tre cette consommationjusqu'� atteindre la norme am�ricaine des 400 litres ! Un ing�nieur du Fonds national ded�veloppement r�gional de Bolivie, d�plorant l'insuffisanterentabilit� des installations de traitement de l'eau, d�clare fortjustement : "Il faut apprendre au gens � se baigner une fois par jour, � arroser leurs plantes, � laver leurvoiture" au moment o� la d�sertification affecte d�j� le bassinandin !

�Nous n�avons qu�unequantit� limit�e de for�ts, d�eau, de terre. �critArundathy Roy, Si vous transformez tout en climatiseurs, en pommesfrites, en voitures, � un moment vous n�aurez plus rien.� .

George W. Bush d�clarait le 14 f�vrier 2002 � Silver Spring devantl'administration de la m�t�orologie que "parce qu'elle est la clef duprogr�s environnemental, parce qu'elle fournit les ressources permettantd'investir dans les technologies propres, la croissance est la solution,non le probl�me".

Bien loin d'�tre le rem�de auxprobl�mes sociaux et �cologiques qui d�chirent la plan�te, led�veloppement �conomique constitue la source du mal. Il doit �treanalys� et d�nonc� comme tel.

"Le d�veloppement durable, selon lesdocuments du World Business Counsil for Sustanable Developpement (WBSD),est r�alis� au mieux gr�ce une concurrence ouverte au sein demarch�s correctement organis�s qui respectent les avantages comparatifs legitimes. De tels march�sencouragent l'efficience et l'innovation qui sont toutes n�cessaires� un progr�s humain durable". Rien de plus trompeur!

Que l'efficience �cologique se soit accrue de mani�re notable estincontestable, mais dans le m�me temps la perp�tuation de lacroissance forcen�e, accrue par ces progr�s (effet rebond),entra�ne une d�gradation globale. La "nouvelle �conomie" est certes relativement immat�rielle oumoins mat�rielle, mais elle remplace moins l'ancienne qu'elle ne lacompl�te. Au final, tous les indices montrent que les pr�l�vementscontinuent de cro�tre .La gestion de l'eau dans le monde par les multinationales, loin der�duire le "stress hydrique" n'a fait que l'augmenter, en restreignantl'acc�s � ceux qui peuvent payer.

Il faut toute la foi des �conomistes orthodoxes pour penser que lascience de l'avenir r�soudra tous les probl�mes et que lasubstituabilit� illimit�e de la nature par l'artifice est concevable.Dans certaines limites, il loisible de remplacer l'homme par la machine(c'est-�-dire le facteur travail par le facteur capital), mais pas lesflux de mati�res premi�res (inputs) par une augmentation des stocks.Comme le remarque Mauro Bona�uti, on ne pourra jamais obtenir le m�me nombre de pizza en diminuanttoujours la quantit� de farine mais en augmentant le nombre de fours oude cuisiniers. Plus g�n�ralement, avoir une foi aveugle dans lascience et dans l'avenir pour r�soudre les probl�mes du pr�sent est non seulement contraire auprincipe de pr�caution, mais tout simplement au bon sens. M�me si onpeut esp�rer capter de nouvelles �nergies, serait-il raisonnable de construire des "gratte-ciel sansescaliers ni ascenseurs sur la base de la seule esp�rance qu'un journous triompherons de la loi de la gravit� ? " . C'estpourtant ce que nous faisons avec le nucl�aire, accumulant des d�chets potentiellement dangereux pour les si�cles � venir sanssolution en perspective.

C'est aussi ce que nous faisons avec l'eau.M�me si on trouve un proc�d�-miracle pour d�saler l'eau de mer,celui-ci, comme le recyclage des eaux us�es n�cessitera uned�pense d'�nergie et de mati�re et ne sera pas gratuit.

En ce qui concerne l'eau, il faut ajouterque la privatisation et la marchandisation de cette ressource naturellegratuitement offerte par la nature, pr�connis�es par les institutionsfinanci�res internationales, loin de r�soudre les probl�mes ne feraient queles agraver. La "trag�die des communaux, du fait de l'utilisation pardes int�r�ts priv�s sans scrupule d'un bien collectif, seraitmultipli�e par la trag�die d'une nouvelle "enclosure" .

Ainsi, pour toutes ces raisons, la soci�t� de croissance estinsoutenable et condamn�e � terme plus ou moins rapproch� �dispara�tre.

1.2 Elle n'est pas non plus souhaitable ni humaine pour au moins troisraisons :

- elle engendre une mont�e des in�galit�s et des injustices;

- elle cr�e un bien-�tre largement illusoire;

- elle ne suscite pas pour les "nantis" eux-m�mes une soci�t�conviviale mais une anti-soci�t� malade de sa richesse.

Pour les in�galit�s, cela a toujours �t� v�rifi�e auniveau plan�taire et depuis la fin des trente glorieuses cela sev�rifie aussi au niveau de chaque pays, m�me au Nord. Comme lesouligne Majid Rahnema :"Ce n'est pas en augmentant la puissance de la machine � cr�er desbiens et des produits mat�riels que ce scandale (de la mis�re et del'indigence) prendra fin, car la machine mise en action � cet effet estla m�me qui fabrique syst�matiquement la mis�re" .Un homme sur cinq est priv� d'eau potable saine et la moiti� de l'humanit� ne dispose pas d'unr�seau d'assainissement ad�quat. Quand au d�veloppement desinjustices, il est non seulement dans la nature m�me du syst�mecapitaliste, mais de toute soci�t� de croissance .

Le bien-�tre cr�� est largement illusoire. On rencontre l� leparadoxe �cologique de la croissance. Les indices triomphalistes decroissance de la productivit� qui d�montreraient de mani�reirr�futable le progr�s du bien-�tre r�sultent souvent d'artifices comptables. Certes notre nourriture,gr�ce au productivisme de l'agriculture, incorpore cent fois moins detravail direct que celle de nos grand-parents, et nos pr�cieuses voitures automobiles vingt fois moins que celles de nos parents,mais un bilan complet int�grant les co�ts totaux du syst�meagro-alimentaire ou du syt�me automobile ferait appara�tre desr�sultats moins reluisants.La prise en compte pour l'agro-alimentaire de la multiplication des emploisannexes (conseillers, chercheurs, conservation-transformation, agro-chimie,agro-biologie etc.) r�duirait consid�rablement la fameuseproductivit�, tandis que l'int�gration des domages collat�raux (pr�l�vement d'eau, pollution desnappes fr�atiques, pollution des fleuves et des oc�ans, vaches folleset autres fi�vres porcines) am�nerait sans doute � conclure �une contreproductivit� comparable � celle qu'Ivan Illich mettait nagu�re en �videncepour la voiture (dont la production n�cessite 400 000 litre d'eau parunit�).

Dans ces conditions, l'�l�vation du niveau de vie dont pensentb�n�ficier la plupart des citoyens du Nord est de plus en plus uneillusion. Ils d�pensent certes plus en terme d'achat de biens etservices marchands mais ils oublient d'en d�duire l'�l�vation sup�rieure des co�ts. Celle-ci prend desformes diverses marchandes et non marchandes : d�gradation de laqualit� de vie non quantifi�e mais subie (air, eau, environnement),d�penses de "compensation" et de r�paration (m�dicaments, transports, loisirs) rendues n�cessairespar la vie moderne, �l�vation des prix des denr�es rar�fi�es(eau en bouteilles, �nergie, espaces verts...).

Le bonheur promis se traduit par une accumulation fr�n�tique deconsommation avec croissance du stress, de l'insomnie, de maladies detoutes sortes (cancers, crises cardiaques, allergies diverses,ob�sit�, cirrhoses du foie, diab�te), de troubles psycho-somatiques. Certains "gav�s" en arrivent aucomble de la solitude et choisissent le suicide. Dans ces conditions parlerde d�veloppement humain est une sinistre plaisanterie.

2. Penser une soci�t� de"d�croissance" sereine, conviviale et soutenable.

Il est donc urgent de penser une soci�t� de "d�croissance"sereine, conviviale et soutenable. Cela concerne aussi l'eau. Si oncontinue sur cette voie, les experts pr�disent que toutes les eaux desurface seront consomm�es d'ici 2100 et que toute l'eau de la terre sera enti�rement�puis�e d'ici 2230" . Entendons-nous bien. La d�croissance estune n�cessit� ; ce n'est pas en soi un id�al. S'il faut faire de n�c�ssit�vertu, autant concevoir la d�croissance comme un objectif pour lessoci�t�s du Nord, dont on peut tirer des avantages et r�fl�chir� la mani�re de pallier aux inconv�nients les plus manifestes . Ce n'est s�rement pas l'uniqueobjectif d'une soci�t� de l'apr�s-d�veloppement et d'un autre monde possible, mais pour leNord, c'est un objectif in�luctable et urgent.

Il convient d'abord de pr�ciser ce qu'est une soci�t� de"d�croissance". Le mot d'ordre de d�croissance a surtout pour objetde marquer fortement l'abandon de l'objectif insens� de la croissance pour la croissance, objectif dont le moteur n'est autreque la recherche effr�n�e du profit par les d�tenteurs du capital.Bien �videmment, il ne vise pas au renversement caricatural quiconsisterait � pr�ner la d�croissance pour la d�croissance. En particulier, la d�croissancen'est pas la croissance n�gative, expression antinomique et absurde quitraduit bien la domination de l'imaginaire de la croissance . On sait que le simpleralentissement de la croissance plonge nos soci�t�s dans led�sarroi en raison du ch�mage et de l'abandon des programmes sociaux, culturels et environnementauxqui assurent un minimum de qualit� de vie. On peut imaginer quellecatastrophe serait un taux de croissance n�gatif ! De m�me qu'il n'ya rien de pire qu'une soci�t� travailliste sans travail, il n'y a rien de pire qu'une soci�t� decroissance sans croissance. La d�croissance n'est donc envisageable quedans une "soci�t� de d�croissance". Celle-ci suppose unediminution drastique des externalit�s n�gatives de la croissance et repose sur l'organisation de cerclesvertueux de d�croissance.

2.1 Diminuer, voire supprimer, les externalit�s n�gatives de lacroissance.

Une politique de d�croissance pourrait consister d'abord � r�duirevoire supprimer les externalit�s n�gatives de la croissance, cela vades d�penses de publicit� � celles des m�dicaments contre lestress. La remise en question du volume consid�rable des d�placementsd'hommes et de marchandises sur la plan�te avec l'impact n�gatifcorrespondant sur l'environnement, celle non moins consid�rable de lapublicit� tapageuse et souvent n�faste, celle enfin de l'obsolescence acc�l�r�e des produits et desappareils jetables sans autre justification que de faire tourner toujoursplus vite la m�gamachine infernale constituent des r�servesimportantes de d�croissance dans la consommation mat�rielle. Pour l'eau la r�duction dugaspillage incroyable et insens� de la ressource pourrait se faire �moindre frais, ne serait-ce qu'en faisant respecter les r�glementsexistants... sans p�naliser les pauvres ni les priver de l'acc�s � ce bien fournigratuitement par la nature depuis toujours.

Les seules atteintes � notre niveau de vie de la plupart desr�ductions de nos pr�l�vements sur la biosph�re ne peuvent donc�tre qu'un mieux �tre. "Une personne heureuse, note Herv� Martin,ne consomme pas d'antid�presseurs, ne consulte pas de psychiatres, ne tente pas de se suicider, necasse pas les vitrines des magasins, n'ach�te pas � longueur dejourn�es des objets aussi co�teux qu'inutiles, bref, ne participe quetr�s faiblement � l'activit� �conomique de la soci�t�" . La d�croissance peut rendre la vie plus agr�able. Il est m�me possible deconcevoir cette d�croissance-l� avec la poursuite, jusqu'� uncertain point, de la croissance f�tiche d'un revenu calcul� defa�on plus judicieuse .

Toutefois, l'important ce sont bien s�r les changements en profondeur denos valeurs et de nos modes de vie, accordant plus de place aux "biensrelationnels" et bouleversant nos syst�mes de production et de pouvoir.Alors, il y a fort � parier que l'indice de "bonheur par t�te" augmenterait lui aussi!

2.2. Les cercles vertueux d'une soci�t� de d�croissance.

En 1848, Marx pensait que les temps �taient venus pour la r�volutionsociale et que le syst�me �tait m�r pour le passage � lasoci�t� communiste d'abondance. L'incroyable surproductionmat�rielle de cotonnades et de biens manufactur�s lui semblait plus que suffisante, une foisaboli le monopole du capital, pour nourrir, loger et v�tir correctementla population (au moins occidentale). Et pourtant, la "richesse"mat�rielle �tait infiniment moins grande qu'aujourd'hui (le PIB s'est multipli�plusieurs fois depuis) il n'y avait ni voitures, ni avions, niplastique, ni machines � laver, ni frigidaire, ni ordinateur, ni les biotechnologies, non plus queles pesticides, les engrais chimiques et l'�nergie atomique ! Toutefois,n'est-ce pas pr�cis�ment cette absence m�me qui rendait l'utopieaccessible ? En d�pit des bouleversements innouis de l'industrialisation, les besoinsrestaient encore modestes et leur satisfaction possibles. Le bonheur, quant� sa base mat�rielle, semblait � port�e de la main. Dans sonlivre "L'�conomie Barbare", �crit en 1994, Philippe Saint Marc fait un constat comparable. L'objectif dubien-�tre collectif se serait consid�rablement �loign� entrente ans et les indices des ann�es 60 dessinent une soci�t�infiniment plus "heureuse" . Ainsi comprise, la d�croissance nesignifie pas n�cessairement une r�gression de bien-�tre. La plupart des sagesses consid�raient que lebonheur se r�alisait dans la satisfaction d'un nombre judicieusementlimit� de besoins. L'�volution et la croissance lente dessoci�t�s anciennes s'int�graient dans une reproduction �largie bien temp�r�e, toujoursadapt�e aux contraintes naturelles . Am�nager la d�croissance signifie, en d'autrestermes renoncer � l'imaginaire �conomique c'est-�-dire � lacroyance que plus �gale mieux. Le bien et le bonheur peuvent s'accomplir � moindre frais.Red�couvrir la vraie richesse dans l'�panouissement de relationssociales conviviales dans un monde sain peut se r�aliser avecs�r�nit� dans la frugalit�, la sobri�t� voire une certaine aust�rit� dans la consommationmat�rielle, bref, ce que certains ont pr�connis� sous le slogangandhien ou tolsto�en de "simplicit� volontaire". Encore qu'il nefaut pas se m�prendre sur ces "restrictions", si l'asc�se est estimable, il ne s'agitpas de la pr�coniser et encore moins de l'imposer . Quoiqu'il en soit, on ne peut �viter la question pos�e parMajid Rahnema :"Dans quelle mesure chacun de nous est-il pr�t � r�sister, dans savie quotidienne, � la colonisation des besoins socialement fabriqu�s?" .

Pour concevoir la soci�t� de d�croissance sereine et y acc�der,il faut litt�ralement sortir de l'�conomie. Cela signifie remettre encause la domination de l'�conomie sur le reste de la vie en th�orie et en pratique, mais surtout dans nos t�tes. Sortir del'�conomie doit aboutir par cons�quent � un abandon dud�veloppement puisque ses mythes fondateurs, en particulier, la croyanceau progr�s, auraient disparu. L'�conomie entrerait simultan�ment en d�croissance et end�p�rissement. La construction d'une soci�t� moins injusteserait � la fois la r�introduction de la convivialit�, d'uneconsommation plus limit�e quantitativement et plus exigeante qualitativement.

Cela suppose une toute autre organisation dans laquelle le loisir estvaloris� � la place du travail, o� les relations sociales primentsur la production et la consommation de produits jetables inutiles voirenuisibles. Une r�duction f�roce du temps de travail impos� pour assurer � tous un emploisatisfaisant est une condition prealable. En 1981 d�j�, JacquesEllul, l'un des premiers penseurs d'une soci�t� de d�croissance, fixait comme objectif pour le travail, pas plus de deux heurespar Jour . On peut avec OsvaldoPieroni, s'inspirant de la charte "consommations et styles de vie"propos�e au Forum des ONG de Rio, synth�tiser tout cela dans un programme en six "R" : R��valuer,Restructurer, Redistribuer, R�duire, R�utiliser, Recycler. Ces sixobjectifs interd�pendants enclenclent un cercle vertueux ded�croissance sereine, conviviale et soutenable . R��valuer, celasignifie revoir les valeurs auquelles nous croyons et sur lesquelles nousorganisons notre vie et changer celles qui doivent l'�tre.

On voit tout de suite quelles sont les valeurs qu'ils faut mettre en avantet qui devraient prendre le dessus par rapport aux valeurs dominantesactuelles. L'altruisme devraient prendre le pas sur l'�go�sme, lacoop�ration sur la comp�tition�ffr�n�e, le plaisir du loisir sur l'obsession du travail,l'importance de la vie sociale sur la consommation illimit�e, le go�tde la bel ouvrage sur l'efficience productiviste, le raisonnable sur lerationnel, etc. Le probl�me c'est que les valeurs actuelles sont syst�miques. Cela signifiequ'elles sont suscit�es et stimul�es par le syst�me et qu'enretour, elles contribuent � le renforcer. Certes, le choix d'une�thique personnelle diff�rente, comme la simplicit� volontaire, peut infl�chir la tendance etn'est pas � n�gliger. Il doit m�me �tre encourag� dans lamesure o� il contribue � saper les bases imaginaires du syst�me,mais sans une remise en cause radicale de celui-ci la R��valuation risque d'�trelimit�e. Il s'agirait par une v�ritable r�volution culturelle derenouer en quelque sorte avec l'abondance de perdue des soci�t�sprimitives dont nous rappelle Baudrillard, apr�s Salhins et bien d'autres : "la richessen'est pas fond�e dans les biens, mais dans l'�change concret entreles personnes. Elle est donc illimit�e" .

Restructurer, cela signifie adapter l'appareil de production et lesrapports sociaux en fonction du changement des valeurs. Cetterestructuration sera d'autant plus radicale que le caract�resyst�mique des valeurs dominantes aura �t� �branl�. C'est l'orientation vers une soci�t� de d�croissance qui estici en question.

Redistribuer s'entend de la r�partition des richesses et de l'acc�sau patrimoine naturel. R�duire veut dire r�duire les horaires detravail, comme on l'a vu, mais aussi diminuer l'impact sur la biosph�re de nos modes de produire et de consommer. Pour ce faire r�utiliser aulieu de jeter les appareils et les biens d'usage et bien s�r recyclerles d�chets incompressibles de notre activit� . L�encore, l'eau constitue un bon terrain d'illustration de cettestrat�gie.

Conclusion

Pour survivre ou durer, ou tout simplement pour d�sormorcer les conflitspr�visibles dans l'acc�s � l'eau, il est donc urgent d'organiserla d�croissance. Quand on est � Paris et que l'on doit se rendrepar le train �Aix La chapelle, si on s'est embarqu� par erreur dans la direction deLondres, il ne suffit pas de ralentir la locomotive, de freiner ou m�mede stopper, il faut descendre et prendre un autre train dans la directionoppos�e. Pour sauver la plan�te et assurer un future acceptable � nos enfants, il ne faut passeulement mod�rer les tendances actuelles, il faut carr�ment sortirdu d�veloppement et de l'�conomicisme comme il faut sortir de l'agriculture productiviste qui en estpartie int�grante pour en finir avec les vaches folles, les aberrationstransg�niques et le stress hydrique des plantes et des hommes.

Cette marche vers une soci�t� de d�croissance devrait �treorganis�e non seulement pour pr�server l'environnement mais aussi etpeut-�tre surtout pour restaurer le minimum de justice sociale sanslequel la plan�te est condamn�e � l'explosion.

 

 

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