Godfried Danneels
Cardinal, Belgique
Il est de bon ton par les temps qui courent de mettre en relation �troite violence et religion, comme si cette relation allait de soi, �tait pour ainsi dire oblig�e. En effet certains actes r�cents de terrorisme revendiqu�s par des groupements religieux, ont fait appara�tre toutes les religions sous un mauvais jour. Lors d�une r�cente �mission t�l�vis�e, telle repr�sentante belge de la la�cit� n�a pas h�sit� � dire que � le fil rouge de la violence dans l�histoire humaine court � travers les religions�. On pourrait lui r�pliquer non sans raison par une question: � Et le fil rouge de la charit� o� court-il donc? �. Reste le fait que dans l�opinion de certains, les religions sont souvent rel�gu�es dans le secteur de la suspicion. Il est vrai d�ailleurs que les religions au cours de l�histoire ont souvent conduit � certaines violences commises en leur nom, m�me si � la fois elles �taient aussi des foyers de paix et d�amour. D�o� vient cette mise en relation exclusive entre violence et religions? En premier lieu sans doute de certains faits de l�histoire, qui restent grav�s dans la conscience de l�humanit�, ressemblant � des fossiles dans les couches arch�ologiques de la m�moire collective. Pour certains de nos contemporains c�est presque devenu un mythe, un dogme sur lequel on ne peut ni ne veut revenir. Mais il y a une raison plus profonde. Elle r�side dans la compr�hension inexacte d�un principe en soi juste et indiscutable: la v�rit� a ses droits. Il a fallu du temps aux religions comme � l�humanit� pour se rendre compte que, si la v�rit� a ses droits, ces droits ne justifient pas que la v�rit� puisse �tre impos�e par la force, comme ce fut sans nul doute le cas dans le pass�. Pensons � l�histoire de la christianisation de l�Am�rique latine. Une v�rit� � m�me religieuse � ne doit ni ne peut jamais �tre impos�e: elle s�impose d�elle-m�me, de par sa propre force intrins�que. Elle n�a pas besoin de moyens coercitifs ext�rieurs. Elle tire sa force de persuasion d�elle-m�me, et non pas de quelque puissance militaire, �conomique, psychologique, sociale ou financi�re. La maturation de la conscience humaine au cours de l�histoire a permis de se rendre compte que, si en effet la v�rit� a ses droits, elle est capable de les exercer par elle-m�me. On ne peut jamais l�imposer. On la propose. Il en va de m�me - et surtout - de la v�rit� de la foi. Imposer la foi, c�est la mutiler, la polluer � sa source. Car l�acte de foi, l�acceptation d�une conviction religieuse, pr�suppose de par sa nature m�me la libert� du sujet qui y adh�re. Il n�y a donc pas de foi impos�e. Une autre raison encore r�side dans le fait que, pour la nature humaine bless�e par le p�ch�, �servir Dieu� peut devenir facilement, et presque inconsciemment, �se servir de Dieu�. C�est le ph�nom�ne de �l�instrumentalisation� de la religion qui la met au service d�autres int�r�ts: militaires, ethniques, �conomiques et culturels. De tout temps les convictions religieuses ont �t� expos�es, chez les peuples et chez leurs chefs, � la tentation d�extr�misme et de violence. Toute religion devra donc, par une prise de conscience et dans un mouvement de conversion du c�ur, revenir � cette v�rit� premi�re: que Dieu ne peut jamais �tre asservi � la volont� des hommes. C�est l� un processus continuel de �metanoia� n�cessaire � toute religion, et qui n�est jamais achev�. Cependant toutes ces tentations et emb�ches auxquelles la religion est expos�e, ne peuvent faire oublier que, de par sa nature, la religion est et doit �tre source de paix et de r�conciliation. Pourquoi? D�abord parce qu�elle contient une v�rit� profonde qui marque la nature m�me de l��tre humain. Toute religion en effet � d�une fa�on ou d�une autre � r�v�le l�h�t�ronomie de l�homme, affirme sa d�pendance vis-�-vis d�une transcendance. L�homme est fondamentalement marqu� par l�alt�rit�: son bonheur et son �tre m�me, il les doit � la relation avec les autres et avec l�Autre. Il n�existe que dans cette interrelation. L�interrelation avec Dieu signifie � la fois: distance et proximit�. L�homme ne peut s�humaniser, devenir vraiment homme, que s�il s�installe dans la conscience de cette distance qui induit le respect, et dans la conscience de cette proximit� qui conduit � l�amour. L�apport des religions � la cause de la paix dans le monde et dans l�histoire sera donc � chercher dans ce sens. Plus une religion prend conscience de la v�ritable nature de l�alt�rit� qui marque la condition humaine, plus elle contribuera � la paix entre les nations et les peuples et entre les individus. Cette distance et cette proximit�, ce respect de l�autre et cet amour mutuel, sont aussi au c�ur de la religion chr�tienne. D�s la premi�re page de la Bible se trouvent inscrites ces deux v�rit�s compl�mentaires et indissociables. D�une part Dieu appelle les hommes � observer sa loi (c�est l�aspect distance); mais Il les appelle aussi � la communion de vie avec Lui-m�me et entre eux (c�est l�aspect proximit�). C�est � la fid�lit� � ces deux dimensions dans la relation entre Dieu et l�homme que sont li�es la convivialit� humaine et la paix. D�s que cette relation est bless�e, toutes les relations horizontales sont du coup perturb�es. La cons�quence directe de la rupture avec Dieu fut le crime fratricide de Ca�n. L�homme ne retrouvera sa v�ritable relation horizontale avec le prochain, que s�il est r�tabli dans sa v�ritable relation avec Dieu. Seul Dieu est le garant de la paix entre les hommes. Seul le vertical garantit l�horizontal. C�est d�ailleurs l� la vision chr�tienne de la fin de l�histoire humaine sugg�r�e dans les images inoubliables du Livre de l�Apocalypse : � Apr�s cela je vis : C��tait une foule immense que nul ne pouvait d�nombrer de toutes les nations, tribus et peuples et langues� Ils se tiennent devant le tr�ne de Dieu et lui rendent un culte jour et nuit dans son temple� Ils n�auront plus faim, ils n�auront plus soif, le soleil et ses feux ne les frapperont plus � Dieu essuiera toute larme de leurs yeux � (Ap 7,1.16-17). Ce sont les religions qui portent en elles le secret de la paix dans le monde. Non pas parce qu�elles poss�dent une force humaine pour instaurer la paix ou qu�elles ont r�alis� un parcours sans faute, mais parce qu�elles ont �t� dot�es par Dieu de la juste conception de l��tre humain, de la conscience de sa v�ritable nature: l�homme est fils de Dieu, tous les hommes sont fr�res et s�urs, c�est dans la relation avec Dieu, qu�il faut chercher le secret de l�alt�rit�, celui de la distance et du respect d�une part, celui de la proximit� et l�amour d�autre part. Cet amour a d� prendre h�las la couleur de la r�conciliation, parce qu�il a d� passer par les innombrables chutes morales, individuelles et collectives, de l�histoire des hommes. L��uvre de paix entre les hommes ne pourra se passer du dialogue interreligieux. Celui-ci est la prise de conscience par toutes les religions de leur propre identit�, prise de conscience s�accompagnant d�une connaissance de plus en plus approfondie des autres religions. Cette connaissance mutuelle, loin d��tre une menace pour les convictions propres, sera une source de purification et un pas en avant dans la prise de conscience de la valeur de ses propres convictions. La connaissance empathique de l�autre est toujours un pas en avant dans la d�couverte de la vraie nature de l�alt�rit�. Pour les chr�tiens en particulier, pareil dialogue est d�une grande importance puisque Dieu s�est r�v�l� comme un Dieu qui dialogue. Le dogme fondamental de la foi chr�tienne n�est-il pas pr�cis�ment celui de la Trinit�? Entre le P�re, le Fils et l�Esprit il y a un va-et-vient, un dialogue continuel. Les trois anges de l�ic�ne de Roublev semblent courber la t�te l�un devant l�autre, dans un geste de proximit� intime en m�me temps que respectueuse et distante. C�est l�ic�ne par excellence de l�alt�rit�: s�approcher l�un de l�autre en se courbant l�un devant l�autre. Ce souffle de charit� dans la fournaise ardente de la vie int�rieure de Dieu, cette circulation d�amour respectueux entre les Trois, n�est-ce pas aussi le secret de tout dialogue interreligieux? Celui-ci en effet n�appartient pas en premier lieu au domaine de la connaissance et du savoir. Il se situe � l�int�rieur du circuit de l �Amour. Le dialogue interreligieux est sans doute � la base de la paix dans le monde. Car � l��poque o� les moyens humains de construire la paix semblent de moins en moins s�rs de r�ussir, le moment n�est-il pas venu de dire au monde � humblement mais fermement - qu�il y a davantage que des moyens humains, requis et disponibles pour cette �uvre gigantesque? La paix ne pourra venir que de Dieu, m�me si ce n�est pas sans notre collaboration. L��uvre de paix ressemble au jeu de piano: elle se joue � deux mains. Notre contribution humaine, c�est la partie de la main gauche, l�accompagnement. Il appartient � Dieu de jouer la partie de la main droite: � Lui de jouer la m�lodie.
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