Aachen 2003

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Dimanche 7 septembre 2003 - Eurogress
Assembl�e pl�ni�re inaugurale

  
  

Regis Debray
Ecrivain, France
  

�minences, Excellences, B�atitudes, chers amis,

Vous me voyez dans un grand embarras. Je ne suis pas une autorit�. Je ne repr�sente aucune institution. Je ne dois qu�� l�amiti� d�Andrea Ricardi et de Mario Giro d��tre parmi vous. Je suis un professeur de philosophie, en dialogue avec les croyants, charg� par le Ministre de l��ducation de diriger le nouveau Institut europ�en en sciences des religions, qui regroupe des historiens, des anthropologues, des philosophes. C�est le centre charg� d�organiser la � formation des formateurs � p�dagogiques de notre �cole la�que, en dehors de tout esprit confessionnel ou pros�lyte, et sans pr�tendre remplacer la cat�ch�se. Il s�agit d�un enseignement acceptable par tous, croyants et incroyants, catholiques, protestants, musulmans, agnostiques, attestant notre passage, en France, d�une la�cit� d�incompr�hension � une la�cit� d�intelligence.

Le probl�me ici, � Aix-la-Chapelle, n�est pas de p�dagogie. Je vous parle en citoyen de l�Europe d�en bas, un tout petit peu inform� de l��tat du monde. Je parle � c�ur ouvert. Qu�attendons-nous de vous - repr�sentants des grands courants spirituels de l�humanit� � , nous les la�cs d�Occident ?

Nous vous demandons d�abord de nous r�veiller. Nous avons besoin d�ouvrir les yeux sur le monde tel qu�il est : injuste, dangereux, et peu �vang�lique. Pourquoi ce besoin ? Parce que nous vivons dans la somnolence nous qui fumons chaque jour l�opium du peuple, j�entends par l�, le somnif�re m�diatique, aux mains de l�argent et de la facilit�.

Nous avons trop de gestionnaires et pas assez de proph�tes. Il ne faut pas dire du mal des gestionnaires. Ils font leur m�tier. Ils tiennent la boutique. A chacun son m�tier. Il ne s�agit pas de m�priser le politique, ou de nous donner des raisons suppl�mentaires de la m�priser. Ce qui fait la force du pouvoir politique, � savoir la puissance mat�rielle, fait aussi sa faiblesse. Les hommes d�Etat ne peuvent pas dire ce qu�ils pensent. Leur parole n�est pas libre. Les plus lucides voient les choses, mais ils ne peuvent pas les dire. Parce qu�ils ont les mains li�es. Du c�t� de Cesar, la v�rit� n�est plus dicible, car le prix de la v�rit� est devenu pour lui trop �lev�.

Vous, vous n�avez pas de balance des paiements, vous n�avez pas de courbe du ch�mage. Vous n�avez rien � vendre. Ni h�licopt�re ni fromage ni cognac. Pas d�usines menac�es de fermeture, pas de contrats menac�s de r�siliation, pas de pr�ts du FMI ou de la Banque Mondiale en litige. Vous ne pr�parez pas votre r��lection. On ne peut pas vous tordre le bras, ni vous acheter. Pressions, chantages, repr�sailles.

Vous n��tes plus assujettis au pouvoir politique. Le constantinisme, c�est fini. Vous n�avez plus de pouvoir, vous avez bien mieux, vous avez l�autorit�. L�autorit� morale est ce qui nous prot�ge des pouvoirs de fait. Et c�est pourquoi on a besoin de vous. Pas seulement, mais aussi de vous. Car votre voix porte, et vous parlez du haut de la Montagne �, je veux dire du Sermon sur la Montagne, qui a purifi�, qui a remplac� la loi du talion. Vous �tes des minoritaires. Enfin ! C�est une chance formidable. Profitez-en. Profitons-en.

Vous �tes porteurs d�une conception globale de la personne humaine, de sa dignit� et de sa vocation profonde. Et non pas d�int�r�ts nationaux, �troits ou cat�goriels. Votre libert� de parole est incomparable.

Sans doute les religions doivent-elles s�abstenir de toute immixtion dans les affaires publiques, et les Etats doivent s�abstenir de faire de la th�ologie. C�est cela, la la�cit�, et c�est un garant de paix, la cl� de la coexistence civile l� o� les confessions et ethnies s�opposent. Mais les porteurs de l�Evangile peuvent-ils pour autant abandonner les pauvres � leur pauvret�, les opprim�s � l�oppression, et Dieu aux C�sars qui se servent de son nom pour tuer ou pour envahir ? Pouvez-vous assister sans mot dire, au temps du m�pris, � l��croulement du syst�me de droit international en vigueur, aux faux fuyants de l�hypocrisie ou des ravaudages de derni�re minute ? Pouvez-vous laisser sans les montrer du doigt et appeler un chat un chat la violence r�gner en Ha�ti ou au Zimbabwe ? Pour s�en tenir � deux pays dont nos m�dias ne parlent jamais, ou si peu ?

Nous avons besoin de proph�tes, disais-je. Le Saint-P�re, en particulier, a eu des mots, ou des gestes cruciaux � les symboles ont leur efficacit�, souterraine et tenace. La visite au Mur des lamentations � J�rusalem, le non � la guerre en Irak � ont eu des effets en profondeur. Le symbolique est orphelin, les paroles de v�rit� cherchent un asile. Ce ne sera pas l�ONU. M. Kofi Annan a une administration sur les bras. Il doit faire plaisir � tout le monde, le malheureux. Il fait donc de la diplomatie. C�est n�cessaire. Mais il y a des moments o� cela ne suffit plus, o� m�me les diplomates ont besoin, pour remplir leur mission, que les proph�tes ici-bas remplissent la leur.

Il ne s�agit pas de fuir le r�el dans la morale, comme le font les belles �mes. L�invocation des principes (ou le rappel des fondements, - amour, respect, fraternit�) ne doit pas tourner � l�incantation. Vous, les peuples de Dieu dans le si�cle, vous �tes le levain dans la p�te. Vous n��tes pas l� seulement pour d�plorer ni pour d�noncer. Mais pour proposer. Il ne s�agit pas, bien s�r, de lancer de nouvelles utopies, en escroquant une fois de plus l�increvable esp�rance des hommes. Il s�agit de rappeler � haute et claire voix les finalit�s partout o� les m�canismes ont d�vor� les valeurs, l� o� les moyens ont mang� les fins, partout o� l�on dit : p�rissent les principes plut�t que l�administration. Il s�agit de rouvrir les horizons, de clarifier les enjeux, de simplifier les lignes, d�indiquer les rep�res au milieu de la jungle, l� o� r�gnent les lois de la jungle. Et je pense � tous les religieux chr�tiens, en particulier, car telle est ma culture, je pense � tous ceux qui savent aller au Monde sans se rendre au Monde. Inciter les pouvoirs �tablis, les fustiger ou les secourir, sans se substituer � eux, car ce qui est � Dieu, bien s�r, n�est pas � C�sar.

Qu�est-ce qu�on attend de vous, disais-je en commen�ant ? On attend une �thique internationale, qui ne remplacera pas la politique, mais qui pourra, le moment venu, lui faire honte, et donc la tirer en avant. N�ayez pas peur � de nous faire un peu peur. Vous �tes charg�s de la subversion spirituelle du mat�riel, de subvertir la guerre, le m�pris et la domination. Ce n�est pas facile. C�est une lourde t�che et grave. C�est m�me effrayant, j�imagine. Mais apr�s tout, il y a 2000 ans, est-ce que c��tait facile ?

 

 

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