Lundi 6 septembre 2004
Universit� Cattolica del Sacro Cuore, Aula Vito
La civilisation de la cohabitation

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Pierre Morel
Ambassadeur de France
  

1. Devant un titre aussi g�n�ral propos� pour les r�flexions de notre atelier, il faut bien commencer par un travail de d�finition, qui n�est pas ais� : civilizzazione della convivenza, ou civilisation du � vivre-ensemble �. Je pr�f�re �viter la transcription fran�aise du terme anglais � coexistence �, qui se pr�sente comme un stade minimal de la vie en commun, on a envie de dire de la � survie oblig�e c�te � c�te �. Cela rappelle aussi la coexistence pacifique de la guerre froide domin�e par l��quilibre de la terreur.

Qu�entend-on par civilisation du vivre-ensemble ? Je sais bien que ma traduction de � convivenza � est imparfaite, mais il se trouve que cette formule du � vivre-ensemble � a connu un certain regain en France, et des d�veloppements philosophiques. Elle exprime bien, je crois, la m�me aspiration � des rapports apais�s voire harmonieux sur le terrain social, culturel et religieux. Elle ne va pas jusqu�au multiculturalisme, qui est autre chose, et de nature id�ologique.

Il n�en reste pas moins que la formule intrigue : la � convivenza umana �, c�est la soci�t� humaine. Ne s�embarque-t-on pas dans une formule quelque peu tautologique ? J�ajoute que la notion de civilisation sugg�re un ensemble achev� et coh�rent : � ensemble de ph�nom�nes sociaux (religieux, moraux, esth�tiques, scientifiques, techniques) commun � une grande soci�t� ou � un groupe de soci�t�s � dit le Robert. Le � vivre-ensemble � permet-il de d�finir en lui-m�me une civilisation comme une r�alit� ou comme un but ? Je ne suis pas s�r que ce soit le cas.

Il reste que cette � convivenza � est une notion essentielle, et nous percevons bien qu�elle prend aujourd�hui une importance croissante dans un monde �clat�. Mais je crois qu�il faut pr�ciser cette notion pour avancer. Ce qui est plus fortement recherch� ces temps-ci, c�est, me semble-t-il, l�art de vivre-ensemble. Nos soci�t�s ont une longue m�moire et portent en elles une aspiration � l�harmonie, mais les d�sordres du monde ont renforc� le sentiment que certaines r�gles implicites, certaines aptitudes, certaines fa�ons de faire tendent � s�estomper ou sont carr�ment ni�es, et qu�il faut donc r�veiller, retrouver et inventer des comp�tences, des savoir-faire, j�ai envie de dire des � tours de main � dont nous avons particuli�rement besoin aujourd�hui. La violence renouvel�e du monde exige un regain de cr�ation, r�clame le � courage d�un nouvel humanisme � pour reprendre le th�me g�n�ral de cette rencontre de Milan. Alors, cet art renouvel� de vivre ensemble peut pr�parer une nouvelle �tape dans l��volution de notre civilisation, dont on voit encore mal les contours.

2. Pour pr�ciser cette attente et orienter au mieux l�effort qui s�impose, il faut �videmment partir d�un constat de la situation internationale actuelle.

Le constat d�un d�sordre croissant et g�n�ralis� s�impose d�sormais comme une �vidence alors que l�on esp�rait, il y a une douzaine d�ann�es, l�av�nement d�un nouvel ordre mondial.

Que s�est-il pass� ? Il ne s�agit pas de verser dans le pessimisme le plus noir, mais de prendre acte du processus en cours depuis la fin de la guerre froide et l��mergence de menaces et de conflits d�un nouveau type un peu partout dans le monde, parmi lesquels le terrorisme n�est qu�une des composantes. La typologie g�n�rale, le couple moteur a �t� bien identifi� : intensification des �changes et repli communautaire. L�effacement des rep�res, le r�gne de l��conomie de march�, la mobilit� croissante des biens des id�es et des personnes, ont pr�cipit� une d�sorganisation du monde, un d�montage des paradigmes qui va jusqu�au d�r�glement, qui entra�ne une redistribution erratique et instable des rapports de force.

Les premi�res interpr�tations sont d�j� bien connues : il y a le fameux concept du choc des civilisations qui s�est impos� depuis une dizaine d�ann�es, mais doit faire l�objet d�une critique m�thodique, tant le sch�ma para�t � la fois sommaire, simplificateur et m�me provocateur, car il enclenche un effet de spirale par auto-persuasion.

On peut aussi consid�rer que le vrai partage est aujourd�hui entre la civilisation et la barbarie, ou le nihilisme, mais il faut l� encore se m�fier des simplifications. Ce qui est essentiel en tout cas, c�est l�intelligence de la situation, et je voudrais citer � ce propos une r�flexion de Hannah Arendt : � Une crise ne devient catastrophique que si nous y r�pondons par des id�es toutes faites �.

Pour donner rapidement quelques orientations concr�tes, je vois qu�il faut travailler au renforcement de la non-prolif�ration, � un �largissement rapide du Conseil de S�curit� des Nations Unies, transformer profond�ment les Sommets du G8, mettre en place une organisation mondiale de l�environnement et cr�er une forme de taxation internationale pour le d�veloppement. On dira que c�est tr�s bureaucratique. Je r�ponds que le monde actuel souffre d�un d�ficit institutionnel face � la mont�e de la violence.

3. J�en viens, bri�vement, � l�ordre interne, qui fait partie de nos d�bats, et au cas fran�ais, qui offre un terrain d�analyse avec l�apparition progressive, et in�vitablement d�licate de l�islam en France.

La prudence s�impose avec la situation de nos deux otages en Iraq, dont nous attendons la lib�ration. Nos lois, vot�es d�mocratiquement par la repr�sentation nationale, ne sont pas r�vocables. Mais je crois qu�il est important de rappeler ici leur esprit.

On invoque volontiers, au-dedans comme en dehors, la la�cit� fran�aise pour la mettre en cause, souvent de fa�on caricaturale. Il faut en fait repartir de la citoyennet�, fondement de la vie commune. Produit d�une histoire sp�cifique, la la�cit�, c'est-�-dire la neutralit� coop�rative de l�Etat � l��gard des religions, n�est qu�un moyen, un outil. Par del� des circonstances historiques aujourd�hui d�pass�es, la la�cit� est purement et simplement un r�gime juridique qui garantit la libert� de conscience du citoyen et le libre exercice des cultes dans la R�publique. Ce n�est pas et ce ne peut pas �tre une id�ologie : toute tentative disons � la�ciste � des pouvoirs publics peut �tre port�e devant le juge, et depuis plus d�un si�cle, la tr�s riche jurisprudence du Conseil d�Etat a constamment confirm� la vigilance des juges.

Dans ce r�gime de droit bien �tabli, l�islam, qui a �t� depuis longtemps pr�sent mais de fa�on marginale, est devenu depuis vingt ans une composante de la vie religieuse, sociale et culturelle en France, et nous travaillons depuis � construire un � vivre-ensemble � acceptable pour tous dans le cadre �tabli de la la�cit�.

Il fallait d�abord une instance de dialogue. Apr�s plus de quinze ans d�efforts, c�est le cas, depuis 2002, avec le � Conseil fran�ais du culte musulman �, constitu� par des repr�sentants �lus par les diverses composantes de la communaut�.

La question du port des signes religieux au sein de l��cole publique, fond�e sur la neutralit� et le respect mutuel, a �galement �t� discut�e depuis le d�but des ann�es 80, et a d�abord donn� lieu � un avis du Conseil d�Etat, en 1989, remarquablement �quilibr�, qui cherchait � concilier la libert� religieuse, la neutralit� de l��cole publique, la discipline scolaire et les pouvoirs d�appr�ciation des chefs d��tablissement. Au bout de quatorze ans, beaucoup de ces derniers ont fait valoir que cette facult� d�appr�ciation devenait trop lourde pour eux et que la gestion des cas difficiles finissait par perturber leur mission d��ducation, notamment dans les quartiers sensibles. Un d�bat national s�est ouvert. Pour l��clairer, le Pr�sident a confi� une mission de r�flexion � une commission pr�sid�e par M. Stasi qui apr�s de nombreuses enqu�tes et auditions a pr�sent� ses conclusions. Le gouvernement a alors pr�par� une loi sur le port des signes religieux ostensibles dans l��cole publique qui a �t� adopt�e par le Parlement avec un quasi-consensus. Le Pr�sident de la R�publique et le gouvernement ont longuement expliqu� qu�il s�agissait de pr�server le r�gime de la la�cit�, par une mesure de prudence, qui fait appel � la p�dagogie et au dialogue.

Cet exercice a �t� difficile, bien s�r, mais il a conduit chacune des parties prenantes � �couter l�autre, � essayer de le comprendre. Un apprentissage �tait engag�, et la p�nible affaire des otages l�a r�v�l� de fa�on extraordinaire. Sous le coup de l��preuve, tous les responsables du Conseil fran�ais du culte musulman ont red�couvert la valeur de la citoyennet�, plus encore que la la�cit�.

Il faut retenir son souffle, mais on voit �merger un � cercle de partenariat �, o� chacun peut d�velopper un art de vivre ensemble : les pouvoirs publics, les chr�tiens, habitu�s � la la�cit�, mais aussi proches des immigr�s, qu�ils ont su accueillir, les musulmans d�sormais co-responsables de la la�cit�, les m�dias, les �ducateurs, et, en fin de compte, tous les citoyens ; chacun red�couvre l�importance des r�gles communes et de la solidarit�. La r�ussite compl�te de la rentr�e scolaire, tr�s redout�e et, finalement, tr�s paisible, a confirm� l�adh�sion profonde du pays.

D�importants probl�mes subsistent, bien s�r : je pense � la mise en place de l�enseignement du fait religieux dans l��cole publique, � la libert� de changer de religion, qui fait partie int�grante de la libert� religieuse, enfin la r�surgence inacceptable du racisme et de l�antis�mitisme sous diverses formes. Le d�bat se poursuivra, mais dans le cadre d�une reconnaissance mutuelle �largie qui est la raison d��tre de notre la�cit� et qui peut conduire, je crois, � un � pacte de convivialit� �, et c�est � dessein que je reprends une expression que j�avais employ�e l�an dernier � Aix-la-Chapelle.

La conqu�te d�un � art de vivre ensemble � d�bouche ainsi sur une esp�rance et j�ai envie de dire, pr�cis�ment dans ces jours douloureux, sur un certain bonheur. Il y a le bonheur d�une rencontre entre les religions ici � Milan. Il peut y avoir aussi le bonheur du dialogue entre les pouvoirs publics, les responsables religieux et les �ducateurs pour sauvegarder la s�r�nit� des enfants � l��cole, qui pr�pare leur dignit� d�hommes et de femmes.