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Jean-Francois Leguil-Bayart
Centre d�Etudes et de Recherches internationales, France
Selon une th�se en vogue, la multiplication des guerres civiles tout � la fois sanctionnerait et pr�cipiterait la chute de l�Etat. De fa�on r�v�latrice ces derni�res impliquent des arm�es, des entreprises ou des combattants de statut priv�, et leur � orientation �conomique � - pour parler comme Max Weber � est de plus en plus affirm�e . A l�inverse des conflits inter�tatiques post-westphaliens ou des guerres � totales � du XX� si�cle, les guerres d�un � troisi�me type � que l�on voit aujourd�hui fleurir ne contribueraient pas � la formation de l�Etat, conform�ment � l�enseignement classique de la sociologie historique ou de la th�orie des relations internationales , mais bel et bien � sa destruction ou � sa crise . C�est qu�elles porteraient d�sormais sur sa d�finition et sur la nature de la communaut� politique qui le constitue, plut�t que sur les � relations internationales � comme jadis. La s�cession et la purification ethnique en seraient ainsi les deux modalit�s de pr�dilection que les trag�dies de feu la Yougoslavie et du Rwanda ont �rig�es en id�al-types, homologu�s par l�institution de tribunaux p�naux internationaux ad hoc. La globalisation semble de la sorte provoquer, urbi et orbi, le d�clin de l�Etat soit par son �videment dans la terreur, soit par son d�passement dans la lib�ralisation. Elle se jouerait quelque part entre la parodie, celle � laquelle se livrent les Etats-croupions, et la modestie, celle qu�affichent les Etats minimaux. Mais en r�alit� les choses se sont vite av�r�es plus compliqu�es. Les auteurs qui criaient � la mort de l�Etat doivent maintenant admettre que le malade se montre plus r�sistant qu�ils ne le pr�voyaient. Et de la r�mission � la convalescence ou � la gu�rison la fronti�re est parfois t�nue. Il ne reste plus gu�re de la th�se de la � fin de l�Etat � (et de ses � territoires �) que la longue plainte souverainiste dont l�int�r�t intellectuel est inversement proportionnel � sa capacit� de nuisance �lectorale. Chacun des ph�nom�nes cens�s lui donner le coup de gr�ce s�est r�v�l� �tre un pi�tre ex�cuteur. L�on peut m�me ais�ment inverser � titre d�hypoth�ses les diff�rents raisonnements tenus par les uns et les autres et douter que l�Etat soit soluble dans le march�, le � n�o-r�gionalisme � ou la guerre. Pour ce qui est de cette derni�re, les conflits contemporains n��chappent d�ailleurs peut-�tre pas autant qu�on le dit au sch�ma trinitaire clausewitzien reposant sur la distinction entre le gouvernement, l�arm�e et la population civile, pas plus que les guerres d�hier n�y correspondaient pr�cis�ment. La th�se du caract�re radicalement in�dit de la bellig�rance, en ce d�but de XXI� si�cle, est battue en br�che . Celle-ci continue en tout �tat de cause � prendre pour enjeu le territoire national, soit sous la forme de r�bellions qui visent � s�emparer de la capitale et du pouvoir central, soit sous forme de guerres inter-�tatiques des plus classiques, par exemple entre l�Irak et l�Iran, l�Irak et le Kowe�t, l�Ethiopie et l�Erythr�e, l�Inde et le Pakistan, ou encore au fil de la perp�tuation de luttes pr�cis�ment qualifi�es de � nationales �, comme en Palestine, au Timor oriental, dans le sultanat d�Aceh, au Sahara occidental. Dans la continuit� de la p�riode de la Guerre froide les conflits ou les tensions inter�tatiques demeurent, au moins en Asie et au Moyen-Orient, des ressorts de la centralisation �tatique . Il convient donc de se demander si la contribution classique de la guerre, f�t-elle � civile � et d�un � troisi�me type �, � la formation de l�Etat est vraiment caduque. En Alg�rie elle semble bien avoir consolid� le r�gime qu�avaient d�stabilis� les �meutes de 1988 . De m�me, en Afghanistan, elle aurait �t� le � vecteur d�une modernisation des formes d�organisation � et de � concentration du pouvoir � par � �limination des acteurs les plus faibles �, conform�ment au m�canisme d�crit par Norbert Elias ; l� � Etat cl�rical � des taliban qui en est issu aurait � reconstruit progressivement des institutions, notamment une organisation administrative et un syst�me judiciaire, � partir d�une vision fondamentaliste de la soci�t� �, avant d��tre renvers� par l�intervention des Etats-Unis . Quant au cas embl�matique de l�Afrique subsaharienne, il signifie peut-�tre le contraire de ce qu�on lui fait volontiers dire. Certes, les conflits arm�s s�y sont impos�s comme mode pr��minent de mobilisation et d�organisation politique, s��tendant progressivement de la moiti� orientale et australe du sous-continent � son h�misph�re occidental et rev�tant des formes paroxystiques effrayantes. Mais, sous r�serve d�inventaire, le trait saillant de cette �volution dramatique est bel et bien que la guerre ne d�truit pas l�Etat en tant qu�entit� de souverainet�. Elle frappe seulement certaines de ses capacit�s administratives, sociales ou �conomiques en renfor�ant d�autres d�entre elles, � commencer par la puissance militaire dans des pays comme le Rwanda, l�Angola, l�Ethiopie ou l�Erythr�e. Chose inou�e au regard de la th�se convenue sur le caract�re artificiel des fronti�res h�rit�es de la colonisation, les s�cessions sont pour ainsi dire absentes de l�histoire postcoloniale. Si on laisse de c�t� le cas complexe de la r�bellion dans le sud du Soudan, dont les revendications ont �t� changeantes, les deux tentatives s�paratistes les plus notables, celles du Katanga en 1960 et du Biafra en 1967, n�infirment pas la r�gle, et l�on ne peut m�me pas dire qu�elles la confirment en tant qu�exceptions, conform�ment � l�adage, tant elles sont ambigu�s. Mo�se Tshombe agissait sur ing�nierie et mandat belges, sud-africains et rhod�siens sans pouvoir pr�tendre incarner une aspiration nationale ou protonationale v�ritable. Et le g�n�ral Ojukwu entendait pr�server l�autonomie, notamment fiscale, dont jouissait l�Eastern Region au sein d�un Nigeria plus conf�d�ral que f�d�ral, constitu� en 1914 par l�addition de trois possessions coloniales distinctes, et gouvern� selon les pr�ceptes d�centralisateurs de l�indirect rule. Au fond, la s�cession biafraise s�apparente plut�t � ces exemples troublants de restauration arm�e de certains territoires coloniaux, tels que l�Erythr�e italienne, annex�e par l�Ethiopie, ou le Somaliland britannique, � r�unifi� � � la Somalie italienne. Pour le reste les protagonistes des guerres civiles s�efforcent de s�emparer de l�Etat, non de le d�pecer. Ni la RENAMO au Mozambique ni l�UNITA en Angola ne caressaient un projet de partition du pays sur des bases r�gionalistes ou ethniques, et dans les Grands Lacs l�id�e fantasque d�un � Hutuland � qui a germ� dans certains esprits �trangers ou sous la plume macul�e de sang du Hutu Power n�a pu convaincre de sa viabilit�. En d�pit des clich�s le Congo-Kinshasa fournit un superbe contre-exemple. Alors que sont r�unies toutes les conditions de son �clatement il n�y est pas question de s�cession, mais d�occupation ou d�annexion, voire de � colonisation � , sans que s�affaiblisse la conscience nationale, toujours tr�s vive. La guerre reproduit dans le Kivu le mode de gouvernement qui pr�valait � l��poque de Mobutu . Elle s�est en outre enclench�e � partir d�enjeux ayant directement trait � la gen�se de l�Etat : � savoir la d�finition l�gale de la citoyennet� za�ro-congolaise et le droit � la propri�t� fonci�re et � l�exercice du suffrage universel que celle-ci reconnaissait (ou d�niait) aux allog�nes d�origine rwandaise . Depuis 2001 il en a �t� exactement de m�me en C�te d�Ivoire, o� les rebelles r�clament leur retour dans le giron de l�Etat et assurent �tre les porte-parole des citoyens originaires des d�partements du Nord, exclus de la communaut� nationale pour cause d� � ivoirit� � mal comprise. L� aussi les �l�ments clefs de la crise ont eu trait au p�rim�tre du droit de vote et du droit de propri�t�. Pour s�emparer du pouvoir ces mouvements arm�s ont bien s�r pass� un pacte avec Blaise Compaor�, le pr�sident de la R�publique voisine du Burkina Faso, toujours � l�aff�t d�une crise dans laquelle s�immiscer pour accro�tre son influence r�gionale. N�anmoins, jusqu�� preuve du contraire, ce dernier entend � son tour asseoir son emprise sur la C�te d�Ivoire, non sur une quelconque � R�publique dioula � du septentrion. Il s�emploie certes � diviser pour mieux r�gner. Mais r�gner en Abidjan, non � Bouak�. Tant et si bien qu�il est tentant de plaider une hypoth�se inverse du cat�chisme de l�Etat � failli � (Failed State). La guerre en Afrique ne participe-t-elle pas l� aussi, l� encore � la formation de l�Etat (et du syst�me d�Etats) par le d�veloppement des arm�es, le jeu des alliances r�gionales, la consolidation des consciences nationales ? Ne permet-elle pas aux classes politiques nationales soumises aux conditionnalit�s des bailleurs de fonds de s�en �manciper et de recouvrer leur souverainet�, � l�instar de ce qui s�est produit en Ouganda et en Angola depuis vingt ans ? Les op�rations multilat�rales de maintien de la paix ne v�hiculent-elles pas la conception lib�rale et westphalienne de l�Etat ? Bien s�r la lev�e de milices, la militarisation des soci�t�s lignag�res, l�aventurisme scissipare des entrepreneurs politico-militaires, la pr�dation des hommes d�affaires, des firmes ou des mercenaires �trangers sont susceptibles de contrarier cette tendance, d�en brouiller la visibilit�, voire de la retourner. N�anmoins l�on ne peut en th�orie exclure que ce genre de ph�nom�nes fassent in fine bon m�nage avec celle-ci, ainsi que l�ont montr� des historiens de la Guerre de Trente ans . Pr�cis�ment le Congo-Kinshasa n�occupe-t-il pas, mutatis mutandis, la place, peu enviable, de l�Allemagne dans la premi�re moiti� du XVII� si�cle, �picentre tragique � la fois d�une violence sociale, d�pourvue non de buts circonscrits mais de strat�gie coh�rente � l��chelle de la r�gion, et des grandes man�uvres des Etats voisins, soucieux de s�affirmer en hegemon et de se payer sur la b�te ? Nous savons que l�invention de la modernit� est souvent � paradoxale �. En l�occurrence la cruaut� fait partie du paradoxe. En Sierra Leone les rebelles qui offrent � leurs victimes le choix entre les � manches courtes � et les � manches longues � ne r�cusent pas l�imaginaire de l�Etat ni ne d�sesp�rent compl�tement de l�av�nement de la � bonne gouvernance � . Et dans le sud du Soudan le temps du � gouvernement � (kume, de l�arabe hukuma) et celui du � fusil � (mac) ne font qu�un depuis la colonisation britannique. L�horrible guerre civile qui a caus� plus de deux millions de victimes dans une indiff�rence � peu pr�s g�n�rale - hormis de la part des Etats-Unis, d�Isra�l, de l�Ethiopie, de l�Erythr�e et de l�Ouganda qui ont financ� ou facilit� sa poursuite pour affaiblir le r�gime de Khartoum - a pulv�ris� les repr�sentations culturelles de la mort, de la parent�, du statut social de la femme et de l�enfant, en partie du fait de l�introduction et de la g�n�ralisation des armes � feu : � M�me pour ta m�re, une balle ! M�me pour ton p�re, une balle ! Ton fusil, c�est ta bouffe ! Ton fusil, c�est ta femme ! �, chantent � en arabe � les jeunes recrues nuer de la Sudanese People�s Liberation Army . Les commandants locaux de cette derni�re affirmaient � la fin des ann�es 1980 que la � government war � (koor kume) dans laquelle ils �taient engag�s avait pr�s�ance sur les identit�s personnelles et sociales des combattants, et donc sur l��thique ancienne de la bellig�rance. Les formes habituelles de r�gulation de la violence ne devaient plus avoir cours ; les massacres de femmes, d�enfants et de vieillards ou les destructions de maisons et de r�coltes n�avaient plus � �tre sanctionn�s par la col�re divine ; et nulle compensation en b�tail ne pouvait plus payer le prix du sang . Mais l�exp�rience du conflit a �galement amen� les Nuer � distinguer entre le � gouvernement de la gauche � (kume in caam), identifi� au r�seau administratif r�gional des chefs, des tribunaux, de la police, des fonctionnaires territoriaux qui � veulent que les gens vivent �, et le � gouvernement de la droite � (kume in cuec), l�arm�e, qui apporte la mort . Naturellement rien ne dit qu�une conscience nationale ou un espace civique �mergeront de ces atrocit�s et de ces distinguos. L�on peut m�me en douter au vu de la destruction m�thodique de l�institution scolaire qui a rendu in�vitable l�assimilation du pouvoir � celui de tuer . Le myst�re effrayant de la guerre vient �galement de son inutilit�. Notre propos n�est pas d�affirmer qu�elle est une matrice de l�Etat en Afrique, encore moins qu�elle est une condition n�cessaire et suffisante de sa formation, au prix d�une grossi�re simplification de l�histoire europ�enne et au nom d�un �volutionnisme de connotation barr�sienne aussi inepte qu�ind�cente . Il consiste seulement � ne pas s�interdire cette �ventualit�, � ne pas occulter la r�pugnante force cr�atrice de Mars et � ne pas prendre pour argent comptant le discours sur le d�clin de l�Etat.
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