Dimanche 5 septembre 2004
Teatro degli Arcimboldi
S�ance inaugurale

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Andrea Riccardi
Communaut� de Sant�Egidio
  

Pourquoi pour la dix-huiti�me fois, la Communaut� de Sant'Egidio s'est-elle engag�e en cette grande rencontre de dialogue? Pourquoi l�Eglise de Milan et le cardinal Tettamanzi l�ont-elle accueillie pour la deuxi�me fois dans cette ville ? Trente six tables rondes sur divers th�mes, beaucoup de rencontres dans des paroisses et dans la banlieue de la ville, ce sont des rendez-vous de dialogue entre personnalit�s religieuses, repr�sentants de la culture, de la pens�e la�que, de la politique et de l��conomie. Un dialogue auquel ont contribu� plus de 2000 b�n�voles, tous b�n�voles.

Oui, ce dialogue se poursuit depuis 18 ans dans le sillon de l'intuition d'Assise qui, comme c�est souvent le cas pour les grandes choses, s'exprime avec des mots simples: � plus jamais les uns contres les autres � - avait dit Jean-Paul II aux leaders religieux dans la ville de Saint Fran�ois. Un programme simple, mais difficile � r�aliser non seulement en 1986 en pleine guerre froide, mais surtout apr�s, lorsqu�� cet ordre glacial a succ�d� le d�sordre impr�visible de conflits, des chocs, des actes de terrorisme. La proposition d'Assise n'est pas tant un dialogue d�experts, que la d�monstration qu�il est bon de vivre ensemble. En somme, la paix qui ne craint pas le d�fi de la diversit�.

Vivre ensemble n'est pas facile dans le monde contemporain. C�est le grand probl�me. En est la preuve une s�rie impressionnante de conflits ethniques, nationaux, certains � base religieuse. Depuis 1993 on a tent� d�interpr�ter les nombreuses fractures de la vie internationale et nationale comme des chocs de civilisations. C�est une th�orie simplificatrice pour lire un pr�sent chaotique, rassurante et inqui�tante � la fois. Th�orie qui convient � ceux qui veulent l�affrontement, en utilisant la violence extr�miste. Vieille th�orie, dont discutaient les catholiques fran�ais dans les ann�es Trente aboutissant � la conclusion � cela dit entre parenth�ses � que le christianisme d�passait un tel choc.

Nombreux sont les affrontements qui blessent notre pr�sent, mais bien plus complexes que ceux entre certaines civilisations ou religions. A notre �poque, trop de gens peuvent faire la guerre en ayant � leur disposition des armements redoutables. La lutte arm�e est redevenue populaire, elle est parfois consid�r�e comme in�vitable. Et cela n'arrive pas seulement entre groupes de civilisations, mais � l'int�rieur des m�mes nations, au sein des religions m�mes. Le terrorisme, ancien fl�au, utilise aujourd�hui des armes puissantes et des outils de communication, au point de parfois ressembler � une main invisible. Mais le terrorisme disqualifie mortellement, en raison de sa barbarie, la cause qu�il pr�tend d�fendre. Nous avons dans les yeux les visages des enfants de Beslan, leurs pauvres corps meurtris � C�est un niveau de barbarie inacceptable. M�mes les enfants de tes ennemis, ne sont pas des ennemis, mais seulement des enfants.

L'esprit d'Assise est-il donc inactuel dans notre monde corrompu? Si des affrontements menacent le futur, il faut multiplier les rencontres. Apr�s l'attentat tragique du 11 septembre 2001, Jean-Paul II avait propos� une nouvelle rencontre � Assise entre les leaders religieux, suivie par des engagements concrets en faveur de la paix et contre le terrorisme. Du reste, dans un de ses messages, le plus connu des terroristes de notre temps a d�clar�: � Il faut r�pondre avec la mort au dialogue �. Comment r�pondre � la terreur, si ce n�est en �tablissant des liens entre les religions?

Oui, un monde est fini mais ce n'est pas la fin du monde. La continuit� de notre mani�re de vivre (comme il se doit) aujourd'hui, au temps de la globalisation, passe par l�in�vitable vie en commun avec d�autres mondes. Cela demande concertation, dialogue, composition des int�r�ts et des cultures, dans une vaste vision d'avenir. Ce n'est pas facile dans ce monde contemporain, o� la politique est cri�e, o� on oublie facilement la douleur des autres, o� surtout les grands desseins semblent d�pass�s. Il y a une �conomie globale ; pourtant nous n�avons pas une governance globale, nous n�avons pas non plus une vision globale ni l�identification d�int�r�ts globaux partag�s. La globalisation avance mais la culture de la globalisation a du mal � se frayer un espace.

L'homme d�sorient� par la globalisation est tent� par le fondamentalisme, c�est-�-dire par l'illusion fanatique qui sacrifie la foi en m�me temps que l'humanit� de la vie. Mais des hommes et des femmes d�sorient�s en ce monde il y en a des centaines de millions, certains d�entre eux disponibles aux aventures les plus diverses. C�est une r�alit� � laquelle il faut faire face. Qui parlera � ces personnes ? Paradoxalement, dans le monde de la mondialisation, les hommes peuvent beaucoup faire dans un sens ou dans un autre : peu sont ceux qui peuvent d�stabiliser le monde de beaucoup.

Le monde est d�sorient� et d�racin�. Cela est d� au s�cularisme, comme en Occident et dans d�autres parties du monde. C�est aussi le produit des grandes pauvret�s du Sud, parce que les pauvret�s d�racinent. Un monde de d�racin�s se penche vers le futur. C�est un risque auquel on r�fl�chit peu. J'ai accompli r�cemment un long voyage en Afrique, o� la Communaut� de Sant'Egidio est pr�sente dans 25 pays avec ses communaut�s, et j'ai rencontr� beaucoup de jeunes qui ont soif d'un lendemain meilleur. L'ONU a fourni r�cemment des donn�es impressionnantes: elle pr�voit au cours des dix prochaines ann�es presque un milliard de ch�meurs dans le Sud, young workers, beaucoup d'Africains, sans racines et sans possibilit� de travail dans leur soci�t�. Une donn�e r�v�latrice du fait que l'immigration se qualifie toujours plus � disait Duroselle- comme la pouss�e d�une invasion et non comme une migration. On sent ici le souffle court des politiques migratoires actuelles, qui devraient se concentrer sur le d�veloppement du Sud bien plus que sur les fronti�res. Pour nous Europ�ens, il s'agit de l'Afrique, un continent li� � notre destin. L'Afrique a gaspill� une partie de ses ressources tandis qu�une autre partie lui a �t� arrach�e. Aujourd'hui, � travers le processus de l'Union Africaine, elle peut devenir le partenaire de la coop�ration internationale.

Le monde d�racin�. Jonathan Sacks a �crit: � L'absence de foi religieuse, ajout�e � la faillite du projet du si�cle des Lumi�res de cr�er une �thique universelle, m�ne au relativisme moral: une mani�re de penser (ou plut�t de se refuser � penser) � un choix de vie qui peut �tre adapt� � une culture de consommation, mais qui est totalement inadapt� � la d�fense de la libert� face � un d�fi v�h�ment, violent et fanatique �.

Dans un monde de d�racin�s, les religions parlent de racines. Non seulement de racines historiques, mais de la racine qui lie l'homme � Dieu, qui est au-del� de nous. La foi lie l'homme � Dieu, mais aussi au respect de son semblable. Les sp�cialistes parlent du commandement de l'amour comme d'une r�gle d'or qui se retrouve dans les diverses religions. La foi fait m�rir l�homo religiosus. Les �critures chr�tiennes en parlent quand elles invitent � avoir une � parure � l�int�rieur du coeur, dans l�incorruptibilit� d�une �me douce et calme �. (1P 3,4). Un homme cach� qui habite non seulement les mystiques mais aussi les gens ordinaires, ultime point d�appui dans le d�sespoir.

Apr�s le XXe si�cle, alors qu�on pr�voyait la fin des religions, aujourd'hui nous nous trouvons devant la renaissance religieuse mais aussi face � un sens religieux diffus, bien diff�rent du fanatisme. Dans un monde o� tout change rapidement, les religions restent des r�f�rences fortes et fid�les. Du reste, quand le monde change si rapidement, les univers mentaux ont besoin de temps pour s'orienter. Et on ne s'oriente pas seulement par la connaissance de la r�alit�, toujours difficile dans un monde complexe. On s'oriente aussi par l'intuition savante du c�ur. L� est l�importance des religions.

Aujourd'hui nous avons red�couvert la valeur de l'exp�rience spirituelle v�ritable t�moign� par beaucoup des pr�sents. Il ne s�agit pas de restes du pass�, comme une certaine culture le disait, mais d�une contribution de sagesse et de foi pour le monde de demain. Le grand secret des religions est la valeur du c�ur de chaque homme. Martin Buber affirmait: � Commencer par soi-m�me: voil� la seule chose qui compte� le point d�Archim�de � partir duquel je peux pour ma part soulever le monde est la transformation de moi-m�me�.

Certainement chaque religion t�moigne de la valeur absolue de la v�rit�. Nous savons tous reconna�tre la diff�rence essentielle entre les religions. Par le dialogue, on ne veut pas se placer au-dessus de tous, dans la triste illusion d'une religion universelle. Pourtant l'absolu de la v�rit� ne se r�sout pas en conflit, et encore moins en violence. Ce ne sont pas des convictions faibles qui m�nent � la tol�rance. Au contraire, dans le vide des convictions, se d�veloppent des passions totalisantes, dangereuses et fondamentalistes. Le dialogue, comme nous le vivons, se nourrit d'identit�s fortes et convaincues. Notre dialogue veut �tre la rencontre entre des hommes et des femmes religieux, y compris dans la dimension profonde de la foi, l'homme cach� au fond du c�ur . Il veut �tre une rencontre entre les hommes. Le vrai dialogue porte d�une part sur la r�alit�, d�autre part sur la spiritualit�, et ce n�est pas la tentative d�uniformiser tout. Les religions appellent � �tre des hommes. Elles le font en ce temps qui est parfois inhumain. Le ma�tre Hillel enseignait: � si tu te trouves dans la circonstance dans laquelle il y n'a pas d�hommes, efforce-toi d'�tre homme �. Voil� l�essentiel !

Les croyants sont appel�s, je dirais contraints, � vivre avec les autres: l� o� l'immigration condense des populations diff�rentes, o� la diversit� devient occasion d�affrontement, dans un univers globalis� o� tout se rapproche. Le monde de demain a besoin de croyants avec des convictions fortes pour �tre, non pas une galaxie d'identit�s en lutte, mais une vraie civilisation du � vivre ensemble �. Cette civilisation ne se nourrit pas d'irresponsabilit�, de braderie de la v�rit�, de vacuit� de valeurs: en revanche elle a besoin de solidit� des convictions, de la patience constructive. Il est important que de solides convictions donnent substance aux institutions nationales et internationales de la vie ensemble.

D'o� le titre de notre rencontre: � Religions et cultures en dialogue: le courage d'un nouvel humanisme �. Nous sommes nombreux � �tre convaincus qu�un nouvel humanisme est n�cessaire. Le XX� si�cle nous a vaccin�s contre les faciles utopismes humanistes, qui ont parfois impos� par la violence des nouvelles humanit�s. Un nouvel humanisme, en plus d�un sain r�alisme, a besoin de racines, de religion, de sagesse. On le retrouve dans les puits anciens de la foi, m�me si on boit leur eau en des temps diff�rents de ceux des fondateurs des religions. La rencontre de Milan se situe entre le retour au puits de sa propre foi et le d�fi des probl�mes de la vie. Le nombre de panels nous le disent. Les hommes de religion aussi doivent avoir l�audace de se laisser interroger par les probl�mes et l'inhumanit� de notre monde. Un nouvel humanisme est aussi le courage de ne pas avoir peur dans un monde qui fait si peur.

Ainsi nous voulons accepter le d�fi d'un nouvel humanisme � la lumi�re des diff�rentes traditions religieuses. L'humanisme a besoin de libert�. Les religions ne doivent pas avoir peur de la libert�, comme le disait r�cemment le prof. Tayebb, dans un monde encore peu libre, o� m�me la vie n�est pas garantie (comme le prouvent la pratique r�pandue de l�avortement et celle de la peine de mort). Mais elles rappellent aussi que l'homme n'existe pas dans une solitude abstraite et individuelle. Les trois religions d�Abraham, diff�rentes entre-elles, nous rappellent - de mani�re diff�rente - que la vocation d'un homme ne peut pas faire abstraction d'une communaut� de croyants. La foi en Dieu fonde de mani�re sacr�e la valeur de la personne humaine, mais la lie aussi � un monde fait d�alt�rit�.

C�est pourquoi nous avons cru en la n�cessit� de poursuivre le dialogue, y compris entre mondes religieux et l�humanisme la�que, parce que ce dernier, du moins en Europe, est une importante composante de l'histoire de notre libert�, de notre sens de l'homme, et m�me de notre recherche religieuse.

Les mondes religieux, � cause de leur histoire, ont pratiqu� le dialogue de fa�on limit�e : g�n�ralement pr�sents de mani�re h�g�monique dans une r�gion, ils ont accept� ailleurs la condition de minorit�. Ils doivent non pas s��loigner de leurs racines, ce serait une folie, mais avoir l�audace de regarder au-del� de leurs propre monde, parce que personne n'est autosuffisant. Pr�cis�ment au XXe si�cle, on a pos� la question du sens du vivre ensemble entre gens diff�rents. Cette cohabitation pouvait inaugurer - et cela est arriv� - un vide dangereux ou des conflits. Il semblait n�cessaire de combiner l'impossible: le respect pour l'autre avec la conviction de sa propre foi. Accorder cela n��tait pas facile dans un monde o� parfois la foi religieuse �tait v�cue de mani�re routini�re. Le XXe si�cle a �t� l�aube du dialogue avec les illusions d�un printemps facile. Mais il a aussi �t� le temps de beaucoup de conqu�tes. Comment ne pas souligner la conqu�te d'une Europe des Vingt-cinq, fond�e sur la libert� et le dialogue, d�o� la guerre a �t� bannie, une Union Europ�enne qui signifie paix entre Europ�ens, apr�s que la guerre entre Europ�ens ait signifi� guerre mondiale?

Le grand h�ritage du XX� si�cle a �t� un appel � approfondir la foi mais aussi � s'ouvrir � l'autre. Le dialogue exige des identit�s m�res et convaincues. C�est pourquoi ma pens�e reconnaissante se tourne vers Jean-Paul II qui, avec une foi chr�tienne profonde et exigeante, surtout dans les ann�es de sa maladie, a su indiquer la voie du lien entre amiti� entre les religions et paix: c�est l'esprit d'Assise dont j�ai parl�. C�est ce que nous exprimons lors de la journ�e finale, lorsque les diff�rentes communaut�s religieuses se retrouvent pour prier les unes � c�t� des autres, pour ensuite confluer ensemble vers un unique appel pour la paix. Mais surtout les religions peuvent, devant le pessimisme qui s'impose avec des �v�nements funestes et dramatiques, allumer l'espoir qu�il est possible de vivre ensemble, de cr�er les conditions et les institutions pour une vie en commun entre les peuples.

Nous nous sentons souvent entour�s de trop de conflits et de menaces. Amin Maalouf a observ�: � � vrai dire, si nous affirmons avec tant de rage nos diff�rences, c�est pr�cis�ment parce que nous sommes de moins en moins diff�rents. Parce que, malgr� nos conflits, nos inimiti�s s�culaires, chaque jour qui passe r�duit un peu nos diff�rences et augmente un peu nos affinit�s �. L'impatience voudrait nous faire trouver un ennemi � combattre, dont l��limination nous ferait trouver la paix et la s�curit�. C�est illusoire. La peur nous fait oublier le grand chemin parcouru: le fait que nous ayons plus d�affinit�s les uns avec les autres, que nous pouvons nous entendre, que la pauvret� a �t� �loign�e de beaucoup de r�gions de la terre. Et si vraiment nous voulons un ennemi � combattre, Jean Daniel a �crit : � C�est tout de suite trouv�. C�est ce qui provoque la mort de millions d'enfants sur la plan�te: la faim, le Sida, les attentats suicides, la haine� � .

Les religions peuvent enseigner la patience de la recherche de la paix. La patience est sens de la r�alit� ; jamais renoncement � l'esp�rance. La patience, c�est l�art du dialogue. La patience est n�cessaire dans un monde complexe, parcouru par un processus de rapprochement et aussi par des processus oppos�s, d��loignements tumultueux et d�affrontements. La patience se nourrit de la foi. C�est ce suppl�ment d'�me dont la vie civile, politique, la pens�e, le d�bat de notre temps, semblent avoir un besoin incroyable.