De notre envoyé spécial Jean-Pierre Denis, avec Marie-Lucile Kubacki - publié le 10/09/2012
Des responsables religieux se sont réunis à Sarajevo du 9 au 11 septembre avec des personnalités politiques telles que le président du Conseil des ministres italien Mario Monti et le président du Conseil européen Herman Van Rompuy, pour la plus grande rencontre interreligieuse de l'année organisée par la communauté Sant'Egidio.
Les accords de Dayton ont mis la guerre de Bosnie au frigo. Sarajevo revit et vibre, entre tourisme international et dolce vita locale. Jolies filles maquillées et – moins visibles - voiles plus ou moins couvrants, les apparences au moins cohabitent. Maisons repeintes, minarets proprets, pommiers, pruniers et vignes en abondance, les villages alentours semblent paisibles. Mais on sent qu’il suffirait d’un rien pour que, malencontreusement, quelqu’un ouvre la porte du frigo et que l’on ait une désagréable surprise.
« Nous sommes un petit pays, avec assez de problèmes pour occuper un grand pays », confie un prêtre croate que la guerre n’a pas privé de son humour amer. Politiquement, deux Etats coexistent de facto en s’ignorant au sein d’un même Etat vaguement confédéral. Psychologiquement, aucune conversation où ne surgissent, bien vite, les dix-mille fantômes d’un siège qui dura plus de trois ans et où moururent encore beaucoup d’espérances. C’est pourtant sous les bombes que fut conservée la Haggadah de Sarajevo, l’un des plus précieux manuscrits du judaïsme médiéval, déjà préservé par un musulman quand les nazis étaient venus le réclamer.
Dimanche, le mufti de Bosnie a symboliquement remis un fac-simile de ce recueil au représentant du grand rabbinat d’Israël, au cours de la cérémonie d’ouverture des rencontres interreligieuses organisées par la Communauté de Saint-Egidio dans l’esprit d’Assise. Il l’a fait en accompagnant son geste d’un propos tonique contre le négationnisme. Quant au patriarche de l’Eglise serbe, Irinej, il est venu de Belgrade, une ville proche par la géographie, mais éloignée par l’abîme qui oppose serbes et bosniaques catholiques ou musulmans. En se rendant à la messe célébrée à la cathédrale catholique de Sarajevo le 8 septembre, le patriarche a pris un risque. Celui de lancer un défi aux démons nationalistes encore bien vivants dans cette partie des Balkans."Je souhaite profondément que les nouvelles générations évoluent sans le sentiment de haine et qu'elles soient protégées de la terrible expérience des conflits", a-t-il déclaré.
C'est donc une rencontre hautement symbolique qui se jouait du 9 au 11 septembre à Sarajevo. Rencontre (inter)religieuse éminemment politique. Côté religieux : l'archevêque de l'Archidiocèse de Sarajevo Vinko Puljic, le Patriarche serbe Irinej, le Métropolite russe orthodoxe Kirill, le patriarche bouddhiste cambodgien Tep Vong, le directeur général du Grand Rabbinat d’Israël Oded Wiener et le grand Mufti de Bosnie. Côté politique : le président du Conseil des ministres italien Mario Monti et le président du Conseil européen Herman Van Rompuy.
Benoït XVI a rappelé combien « l’instrumentalisation de la religion comme motif de violence et le « non » à Dieu au nom d’une vision sécularisée de l’homme mettent en péril la paix », dans un message
transmis par le secrétaire d’Etat du Saint-Siège Tarcisio Bertone à l'archevêque de Sarajevo. Ce message est d'autant plus d'actualité que la Bosnie-Herzégovine est un pays de pluralité religieuse avec 40% de musulmans, 31% de chrétiens orthodoxes et 10% de chrétiens catholiques. Une pluralité marquée par des tensions encore très vives entre les communautés religieuses et des problématiques sensibles comme la situation des catholiques dans les Balkans. En Bosnie-Herzégovine, depuis la guerre, le nombre de catholiques est passé de 820 000 en 1991 à un peu plus de 400 000 aujourd’hui. En janvier, Vinko Puljic avait dénoncé des cas de
"discrimination" à leur égard.
Ici, le courage est plus fort du côté des religieux que du côté des politiques, qui trouvent leur compte dans une partition déguisée en cohabitation. Pour l’Europe, en revanche, l’affaire a une autre tournure. La rencontre de Sant’Egidio valait le déplacement de plusieurs chefs d’Etat et de gouvernement, dont le président de l’Union européenne et le premier ministre italien, deux chrétiens austères et obstinés, chacun dans leur genre, à défendre les valeurs du vieux continent. Devant un public ou les politiciens locaux brillaient par leur absence, les deux leaders ont adressé un message aussi peu démagogique que possible, mais très fort sur le fond et très digne, surtout, d’être entendu dans toute l’Europe.
"En ces temps que nous vivons, la crise n'est pas seulement économique et financière, a affirmé Mario Monti le président du Conseil des ministres italien. Il s'agit d'une crise plus profonde qu'on ne le pense, qui sape les fondements de l'humanisme autour de laquelle est née et s'est développée la construction européenne." Pour lui, c'est en se souvenant des valeurs communes dans lesquelles elle s'est enracinée, que l'Europe pourra "retrouver une place de premier plan sur la scène mondiale".
Accepter sereinement son Histoire pour pouvoir se tourner vers l'avenir de manière constructive, telle était aussi l'idée développée par Andrea Riccardi, le ministre italien de la Coopération internationale et de l'intégration et fondateur de la communauté Sant-Egidio, qui a évoqué le poids des blessures passées : "Soyons honnêtes, les souvenirs sur la guerre sont différents, mais la douleur et la souffrance qui rongent tout le monde sont les mêmes. La douleur est gravée dans le coeur de tous et la douleur de chaque mère est la même, indépendamment de son appartenance ethnique ou religieuse".
D'où la nécessité d'un dialogue interreligieux lucide et apaisé,
qui évite les impasses du relativisme ou du syncrétisme pour lutter contre les fondamentalismes :
« La diversité des religions et des cultes empêche à la fois le syncrétisme et le relativisme superficiel,
a expliqué Herman Van Rompuy
: elle tend à l'unité spirituelle grâce à une même aspiration, une même quête. Le syncrétisme rassemble plus ou moins d'éléments aléatoires qui sont en fait impossibles à unifier. Il est, en un mot, une sorte d'Éclectisme fragmenté et incohérent. Inversement, le mouvement vers l'unité dans la diversité agit principalement de l'intérieur. Il stimule l'action de l'approfondissement de sa propre tradition, de manière à détruire les germes de tous les fondamentalismes."