Pourtant, au quotidien, la guerre a laissé des traces profondes dans un pays où identités politiques et religieuses se confondent.
Il faudra encore du temps pour que catholiques, musulmans, orthodoxes et juifs parviennent à surmonter tensions et divisions.
« Bien sûr », Mgr Mato Zovkic est attaché au dialogue interreligieux à Sarajevo. « Je suis né dans une famille catholique croate mais je n’ai jamais voulu partir d’ici. Ma mission est de rester pour entrer en contact avec les autres. » Jusqu’à sa retraite il y a trois mois, l’ancien vicaire général du diocèse de Sarajevo, de 1981 à 2008, siégeait au conseil interreligieux mis en place dans la ville en 1997, deux ans après la fin de la guerre en Bosnie-Herzégovine. Cette instance, qui se réunit cinq à six fois par an, rassemble catholiques, orthodoxes, musulmans et juifs.
Néanmoins, l’analyse de Mgr Zovkic sur l’état de la cohabitation effective entre les religions dans une cité où d’innombrables façades gardent la trace des tirs d’obus, est sans concessions. « La guerre s’est arrêtée mais les conditions d’une paix juste n’ont pas été mises en place », tranche-t-il. Et il le dit sans ambages : à Sarajevo, ville majoritairement musulmane, les catholiques souffrent de discriminations, notamment à l’embauche. Beaucoup ont d’ailleurs fui : leur nombre, estimé à 35 000 pendant la guerre, s’élèverait à 11 000 sur une population totale de 420 000 habitants !
Le traitement qui leur est infligé tient moins à leurs convictions religieuses qu’à leur nationalité croate. Ici, la confusion est mise en évidence par tous, quelle que soit la religion. L’identité ethnique se confond avec l’identité religieuse : les Sarajéviens sont d’abord bosniaques, croates ou serbes.
Poser les bases d’une société pacifique
« L’appartenance religieuse a toujours été une manière pour les combattants de justifier pourquoi ils étaient en guerre », remarque Mgr Zovkic. Les profondes divisions qui blessent la Bosnie-Herzégovine affectent forcément le dialogue entre les confessions religieuses.
« Le problème de la Bosnie, ce sont les minorités et celles-ci changent en fonction des régions » , analyse Olivara Jovanovic, théologienne orthodoxe, pour bien montrer que les conflits ont d’abord des racines politiques.
Dimanche 9 septembre, lors de la soirée inaugurale de la 26e rencontre annuelle de San’t Egidio, le cardinal Vinko Pujlic, archevêque de Sarajevo, le grand mufti de Bosnie-Herzégovine Mustafa Ceric, et le président de la communauté hébraïque Jacob Finci, siégeaient à la tribune aux côtés de Irinej Ier, le patriarche de l’Église orthodoxe de Serbie, dont la venue revêtait une forte charge symbolique. Dans leurs discours, tous ont témoigné de leur volonté de poser les bases d’une société pacifique et harmonieuse, qui donne à chaque communauté les moyens de vivre ensemble.
Les séquelles du passé n’ont pas encore été effacées
Mais en privé, il ne faut guère insister pour qu’apparaissent divisions et malentendus, révélant que les séquelles du passé n’ont pas encore été effacées. Ainsi, interrogé sur
les discriminations dont les catholiques se disent victimes à Sarajevo, le cardinal Vinko Puljic ne cherche nullement à les taire.
« L’égalité n’existe pas. Nous sommes confrontés à de nombreux problèmes administratifs. J’ai demandé il y a trois ans un permis de construire pour rebâtir une église abîmée pendant la guerre. Je l’attends toujours » , explique-t-il.
Mustafa Ceric, le grand mufti de Bosnie-Herzégovine, fait mine d’être étonné.
« Tout le monde peut avoir le sentiment d’être discriminé », répond-il, en habile politique. Seulement, quelques secondes plus tard, il reconnaît que
« le dialogue interreligieux n’est pas parfait » et lui accorde
« la note de six ou sept sur dix ». « Chaque année, le rapport du conseil interreligieux révèle des infractions à la loi religieuse » admet-il.
Poursuivant la remise des bons et des mauvais points, le grand mufti inflige un « zéro pointé » au dialogue entre les politiques, coupables à ses yeux d’envenimer les rapports entre les confessions religieuses et de les entourer de mépris. Le dialogue entre les élites intellectuelles s’en sort à peine mieux, « mais il y a une grande hypocrisie ». Pour Mustafa Ceric, « les relations les plus cordiales se déroulent au quotidien. La plupart des habitants ici se parlent sans problème, ils expérimentent eux-mêmes l’apprentissage de la différence ».
« Politisation de la religion » et « sacralisation de la politique »
Est-ce à dire que la cohabitation entre les religions dépend aujourd’hui à Sarajevo de l’attitude des
« hommes de bonne volonté » comme les appelle
Andrea Riccardi, le fondateur de la communauté San’t Egidio ?
« Les croyants se comprennent très bien si leurs discussions demeurent sur le plan religieux, souligne Boris Kozemjakin, président de la communauté juive de Sarajevo, qui compte 700 membres.
Les hommes politiques, eux, poussent les gens à se détester. Il n’y a nul besoin de trop institutionnaliser le dialogue interreligieux ».
Franciscain, le P. Ivan Sarcevic estime toutefois que les différentes confessions ont un rôle à jouer : « Elles ne sont pas agressives en elles-mêmes, mais elles se laissent manipuler par le pouvoir politique. Il nous faut apprendre une forme de laïcité à laquelle nous ne sommes pas encore habitués. » Et de dénoncer « une politisation de la religion » tout autant qu’une « sacralisation du politique » . Il appelle donc les croyants à se placer sur le plan de la compréhension humaine et du respect. « Nous sommes encore incapables de reconnaître la souffrance de l’autre, qu’il soit croate, bosniaque ou serbe » , regrette-t-il.
Plus que la réconciliation, c’est une forme de coexistence pacifique qui semble être aujourd’hui l’objectif à atteindre. « Il existe encore beaucoup de tensions dans la vie quotidienne », raconte Olivara Jovanovic, la théologienne orthodoxe. Croit-elle vraiment à une cohabitation harmonieuse entre les religions à Sarajevo ? « Il faut essayer, s’obstiner à essayer , répond-elle dans un sourire las. J’espère que mes trois jeunes garçons, de 5, 8 et 10 ans, pourront la vivre. »