Journalist-Writer, France
|
Mesdames, Messieurs, chers Amis,
S’interroger sur la Méditerranée comme espace de rencontres, c’est, en quelque sorte, s’aventurer à la nage entre l’Histoire et l’utopie. Exercice périlleux s’il en est. Le grand philosophe français Edgar Morin ne dit-il pas lui-même que la Méditerranée, je cite, est « un concept complexe » ? Mais c’est notre sort aujourd’hui : il nous est demandé de plonger et d’entreprendre de nager à notre tour. Je le ferai en trois temps. Je commencerai, dans un instant, par expliquer qu’à mon sentiment la Méditerranée n’est pas –et n’a sans doute jamais été – l’espace de rencontres dont nous rêvons. Je me demanderai ensuite à quels obstacles se heurte ce rêve et je terminerai en précisant à quelles conditions, à mon avis, ce rêve pourrait devenir enfin réalité !
Venons-en de suite, si vous le voulez bien, au premier temps de la nage dans les eaux tumultueuses de l’Histoire et de l’actualité méditerranéennes. La Méditerranée, rappelons-le, n’est pas seulement la « mare nostrum » de l’époque romaine. Elle n’est pas non plus seulement « le berceau des civilisations » dont nous sommes les heureux héritiers. La Méditerranée, en effet, est aussi « la mère », notre mère, celle qui a enfanté une part importante de notre Histoire européenne, apportant avec elle, entre autres, la philosophie grecque, le droit romain, les trois monothéismes. Excusez du peu ! Pourvoyeuse de tant de richesses, nourricière de tant de valeurs, il n’est pas étonnant qu’elle soit, aujourd’hui encore, l’objet de notre rêve et que s’empare de nous, à son égard, comme une nostalgie d’enfance qui embellit toutes choses. Ce n’est pas moi qui le dis mais, chacun à leur manière, les grands écrivains qu’ont été, en France, Paul Valéry dans ses Inspirations méditerranéennes, Albert Camus à travers L’école d’Alger ou Fernand Braudel qui en a fait « un personnage historique ». Sans oublier « la Méditerranée imaginaire » des Nerval, Lamartine ou Flaubert ni la création « d’Andalousies » souhaitée par Jacques Berque ni, non plus, l’italien Franco Cassano et sa « pensée méridienne ». Etonnant paradoxe donc : en même temps qu’une part vitale de notre Histoire, la Méditerranée continue d’être notre rêve. Du coup, emportés par notre imaginaire, nous en oublions trop facilement qu’elle charrie le pire et le meilleur, aussi bien aujourd’hui que dans sa longue aventure. D’où ce conseil judicieux que nous donne Jacques Huntzinger, secrétaire général des Ateliers culturels méditerranéens, initiés par les Autorités françaises en réponse au 11 septembre 2001 : « Le désir de Méditerranée, écrit Jacques Huntzinger, doit être confronté à la réalité. La méditerranée réelle n’est-elle pas la zone de montée des racismes, des xénophobies, des peurs, des exclusions ? On aimerait tellement que la Méditerranée soit méditerranéenne ! » (1) « Concept complexe » nous renvoie en écho Edgar Morin.
Si le réalisme doit prévaloir, il ne doit pas, pour autant, tuer l’utopie dont notre désir de Méditerranée est le vecteur. Le réalisme doit, au contraire, nous pousser à identifier les obstacles qui, aujourd’hui plus que jamais, rendent difficile de faire de la Méditerranée un véritable et durable espace de rencontres. J’en évoquerai quatre principaux.
• Le premier de ces obstacles est ce que notre ami le Professeur Andrea Riccardi appelle « l’esprit du temps ». L’esprit du temps, je le cite, « consiste à croire que l’on se sauve seul et qu’être seul ce n’est pas si mal. » Et il ajoute : « Or, on ne plaisante pas avec l’esprit du temps dont Jung lui-même écrivait qu’il est une religion… à caractère irrationnel mais qui a la propriété de s’affirmer comme critère de vérité et qui prétend avoir pour soi toute la rationalité. » L’esprit du temps, autrement dit, s’apparente à l’oubli pour ne pas dire à la négation des solidarités humaines indispensables à la construction d’un monde habitable. La Méditerranée n’échappe pas plus que le reste du monde à ce poison-là, sur sa rive nord particulièrement mais pas exclusivement.
• Le second obstacle, lié au précédent, est celui que décrivait Edgar Morin, en 1998, au Colloque Unesco d’Agrigente. La crise du monde atteint de plein fouet la mer des grandes civilisations. « La mer Méditerranée qui fut mer matricielle est devenue vide, écrit le philosophe. La mer est devenue frontière. Les nations qui se sont formées au nord et au sud de cette mer ont engendré des nationalismes, les purifications ethniques, la décosmopolitisation des grandes cités comme Istanbul, Beyrouth, Alexandrie. Le national, puis le “national religieux” ont tué l’humanisme méditerranéen. La Méditerranée porte en elle la crise du monde tout en vivant sa crise singulière. » (2)
• Le troisième obstacle est celui qui résulte de la mondialisation en cours. Parce qu’elle fait peur, en raison des mutations qu’elle provoque et souvent des inégalités qu’elle suscite, la mondialisation s’accompagne, de plus en plus, d’une tendance à l’uniformisation et provoque en retour une crispation identitaire. Celle-ci à son tour, tend, contrairement aux apparences, à respecter de moins en moins la diversité des cultures qui constitue l’un des génies propres de la Méditerranée.
• Le quatrième obstacle, enfin, s’il se confirmait, serait la hâte des politiques européennes à vouloir faire de l’espace méditerranéen l’Europe du Sud, économique et financière en priorité, au mépris de son identité culturelle. Or, prévient encore Edgar Morin : « c’est d’un double mouvement dont la Méditerranée, trop vieille et trop neuve à la fois, a besoin pour devenir l’espace de rencontres dont nous rêvons. A savoir la méditerranéisation de l’Europe et l’européanisation de la Méditerrranée. »
Ces obstacles sont-ils surmontables ? Oui si l’on accepte un préalable et si sont remplies deux conditions essentielles à mes yeux. Le préalable, on l’aura compris, c’est d’abord accepter d’entrer dans la complexité de l’espace méditerranéen. « La Méditerranée, écrit Jacques Huntzinger, a toujours été à la fois échange et conquête, domination et dialogue, relation et affrontement, polyphonie et cacophonie. Parce que ses décisions et ses décalages sont trop lourds et le demeurent malgré les éléments de patrimoine commun et d’identité. Etre méditerranéen, c’est d’abord accepter cette complexité. C’est ne pas rêver et marcher à pied. » (3)
La première des deux conditions essentielles c’est que l’Europe veuille enfin et se donne les moyens culturels de se frotter à son Sud et qu’elle accepte de changer son regard et son rapport à l’islam. Mais c’est aussi que le monde méditerranéen, marqué majoritairement par l’islam, accepte et se donne les moyens de s’universaliser. « Chacun, écrit encore Jacques Huntzinger, doit un peu se décentrer par rapport à soi-même et affronter la complexité. » (4)
Mais, et c’est la seconde condition majeure, cela suppose que le religieux et le politique qui constituent les deux forces majeures de la vie des sociétés, en Méditerranée comme ailleurs, se décident enfin à être complices plutôt qu’ennemis dans l’art du service de l’humanité qui est leur mission commune dans des registres différents. Or les conflits qui s’intensifient sous nos yeux de spectateurs volontairement impuissants et leurs cortèges de victimes innocentes nous montrent hélas le contraire : la boussole commune que devraient utiliser, chacune dans son domaine propre, religion et politique, n’a toujours pas retrouvé la bonne direction : celle du bien commun et de la rencontre multidimensionnelle entre les humains. Il est urgent - pour les citoyens européens et méditerranéens - et parmi eux pour tous les croyants d’en appeler à ces deux instances capitales au travers d’initiatives multiples. Face à un esprit du temps de plus en plus ravageur, nous n’avons pas d’autre choix que d’œuvrer au respect des diversité culturelles et religieuses et de multiplier les solidarités de tous ordres entre les deux rives de la Méditerranée. Le développement d’un véritable espace de rencontres est à ce prix.
Jean-Claude Petit
Président du réseau
Chrétiens de la Méditerranée
www.chretiensdelamediterranee.com
(1) Cf. Il était une fois la Méditerranée, Jacques Huntzinger, CNRS Editions, 2010, p. 38
(2) idem, p. 34
(3) idem, p. 39
(4) idem, p. 40
|