Archevêque Catholique, France
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La question de la solitude est ancienne, elle est liée à la nature humaine mais elle se pose de façon nouvelle au sein de l’urbanisation moderne.
On pourrait dire qu’elle se glisse dans un paysage paradoxal et trompeur : on croit que l’urbanisation et les moyens modernes de communication suffisent à rompre la solitude et l’isolement !
Jamais les hommes n’ont été aussi nombreux en ville : un être humain sur deux habite en ville ! Jamais la vie humaine n’a été aussi longue et apparemment confortable pour la santé. Et l'augmentation des courants migratoires et certains effets de la mondialisation entrent aussi dans le cycle de la solitude subie et aggravante. On en est venu même à considérer la solitude comme une inaptitude ou une maladie.
En effet, jamais on n’a autant constaté les effets négatifs de la solitude et de l’isolement : en 2011, celle-ci a été déclarée grande cause nationale en France, grâce à la Société de St Vincent de Paul. Jamais on n’avait vu autant de liens humains se faire et se défaire si facilement : on observe aussi les effets de la dénatalité des pays riches qui pèsent sur les conditions de vie. Jamais on n’a observé une telle propension aux suicides surtout chez les jeunes. Jamais on n’a autant demandé de « donner du sens » aux choses.
Paradoxes à dénouer, à éclairer.
1° De quelle solitude peut-on parler ?
Il faut considérer deux formes différentes de solitude.
A - La première trouve aujourd’hui une dimension nouvelle avec le développement des sciences modernes et de l’autonomie des individus : je parle de la numérisation et de ses effets dans le domaine des communications. On évoque la dimension virtuelle de certaines représentations, on communique par internet et on donne à ces échanges une signification symbolique qui rend superficielles les relations humaines et entretient une forme de relation qui favorise la solitude.
Sans trop y réfléchir, on se situe « à l’écart » et on « se crée une petite société à son usage ». Les termes en italique sont utilisés par Tocqueville lui-même au 19ème siècle… pour définir le mot individualisme qui apparaît à cette époque !
Or, on constate que depuis 30 ans au moins, la distance entre les demandes individualistes et les valeurs humanistes ne cesse d’augmenter. L’isolement se propage et les entreprises elles-mêmes cherchent par toutes sortes de formations professionnelles à pallier ces obstacles à la communication. La nécessité de l’accompagnement psychologique ou social en faveur des personnes seules ne cesse d’augmenter même s’il faut admettre ses effets compensateurs pour d’autres situations humaines que la solitude : la grande canicule de 2003 qui, chez nous, a hâté de nombreux décès et nous a tant surpris, a révélé davantage d'inattention aux autres que de manques d'appareillage de climatisation. Les centres sociaux de beaucoup d’agglomérations découvrent des situations dramatiques dissimulées pour toutes sortes de raisons. Par ailleurs, dans les grandes villes, la proportion des célibataires est en croissance.
Tous ces constats aboutissent au fait que le champ de l'attention mutuelle semble se rétrécir au milieu de conditions qui favorisent la solitude et l’isolement ; le grand chercheur Théodore Monod soulignait bien le paradoxe lorsqu’il disait : « On peut être seul dans une ville, mais on ne peut pas être seul dans un désert » !
B - Une autre dimension est à distinguer.
Dans les sociétés antiques et païennes, la solitude était considérée comme une forme de la sagesse. L’évolution historique s’opère surtout au 13ème siècle qui donne un sens moderne au mot en précisant qu’il ne désigne plus seulement « l’état d’un lieu désert » mais aussi un « état de séparation ».
Apparaît progressivement une dimension double, la solitude vient davantage d’un consentement personnel que de l’isolement, plutôt subi à moins qu'il ne soit recherché sous forme de fuite ou de peur dissimulée.
Nous recevons alors cette donnée anthropologique : chaque homme doit habiter sa solitude, née de la séparation nécessaire avec la mère et constitutive de son identité puis de sa conscience. Cette séparation est difficile, voire en certains cas douloureuse mais elle est nécessaire. La psychanalyse joue un rôle dans la découverte de cet état : Françoise Dolto disait tout le bien qu’apporte la solitude pour aider à accepter cette séparation.
La solitude s’apprend donc, elle peut être aussi une disposition, une disponibilité et pas seulement un état matériel où s’impose l’absence de tout être, elle traverse et renverse toute incommunicabilité qui serait prétexte à repli sur soi.
En définitive, il n'existe pas de personne humaine sans conscience, sans acceptation de sa dépendance à l'égard de courants de vie divers qui l’environnent et l’influencent plus ou moins consciemment !
L’homme se construit à la rencontre de la solitude consentie et du don de soi-même désiré : il perçoit dans les autres et la société le regard qui lui donne une certaine existence.
On croise ici le débat sur l'individualisme contemporain. Il n'est pas nécessaire d'exprimer un point de vue religieux pour ouvrir ce débat, et je cite ici Régis Debray : "L'individu est tout, et le tout n'est plus rien. Que faire pour qu'il devienne quelque chose ? Comment, au royaume éclaté du "moi-je", susciter ou réveiller des "nous" qui ne se paient pas de mots et laissent chacun respirer ?" (Le moment fraternité, 2009)
Je voudrais aussi citer Catherine Ternynck, psychanalyste française et membre du département d'éthique de la famille de notre Université catholique de Lille, qui vient de signer une riche analyse de ce développement de l'individualisme "qui nous rend malades". Et je pointe deux questions qu'elle soulève : "L'écart ne cesse de croître entre l'avidité consumériste et le recul des valeurs humanistes, entre la vie pour soi et le bien commun. Le monde croule sous la matière et l'esprit en vient à douter de lui-même. Peut-on faire comme si cela n'existait pas ? (...) Nous avons de plus en plus de mal à distinguer ce qui humanise et ce qui déshumanise. Une sorte de chaos nous attire. Peut-on faire comme si cela n'existait pas ?" (L'homme de sable, Seuil, 2011, p.246)
2° Quels sont les liens que l’Eglise peut proposer face à cette solitude ?
Fondamentalement, ce que la révélation chrétienne est capable de proposer à travers la vie et le message des Églises, c'est un salut. Une démarche qui ne vient pas de nous, mais dans laquelle nous sommes introduits par la vie même et le témoignage rendu par le Christ devant nous. Il est bien question d'être délivrés, d'être sauvés des situations qui nous oppriment : et la solitude qui enferme et isole en est bien une, avec l'excès d'individualisme qui y conduit ou l'entretient. Et d'être délivrés ensemble. L'Eglise, comme réalité collective et annonciatrice de l'humanité future, est elle-même une invitation que fait le Seigneur à tous les hommes de se tourner ensemble vers l'avenir qu'Il prépare. Ainsi que le dit la lettre aux Hébreux : "Avançons-nous donc vers Dieu avec un cœur sincère ... Continuons sans fléchir d'affirmer notre espérance ... Soyons attentifs les uns aux autres pour nous stimuler à aimer et à bien agir. Ne délaissons pas nos assemblées ..." (Hébreux 10, 22-25)
A - Au sein d’une société qui demande du « sens », l’Eglise peut d’abord donner à voir la dimension fraternelle de la personne et de la foi en l’homme.
La solitude peut aussi devenir une richesse : elle permet et aide à mieux se connaître en dépit de certaines traditions anciennes, comme la vision pascalienne ou la suffisance naturaliste de Montaigne : autrement dit le moi n’est pas « haïssable » à tous points de vue.
C’est alors que l’on peut découvrir et développer l’intériorité, Newman parlait admirablement de cette intériorité :
« Tout être est à lui-même son propre centre… il est condamné à vivre avec lui-même. Personne en dehors de lui-même ne saurait vraiment l’atteindre, atteindre son immortalité… Il est condamné à vivre à jamais avec lui-même. Il a en lui des profondeurs insondables, un abîme d’existence sans fond ».
Mais Newman soulignait aussitôt le caractère de cette intériorité en mettant en valeur les rapports à en déduire entre l’altérité et l’intériorité : la dimension spirituelle intérieure, car Dieu « daigne nous parler un à un, nous conduire un par un » (février 1836, Oxford IV-6, l’individualité de l’âme).
La dimension spirituelle prend ici tout son sens : « Nul ne vit pour soi-même et personne ne meurt pour soi-même » Rm14,7 et : « Chacun rendra compte à Dieu pour soi-même ». Rm14,12 ; 2Co 5,10; 1Co 3,13. (Paul reprend la prophétie d'Ezekiel 18 : chacun est vraiment responsable de son propre comportement.)
Ces apports soulignent la croissance de l’être intérieur, confiée à l’homme, Ep 3,6 ; Rm 7, 22 ; 2Co 4,16. Et la référence à la conscience (tenez votre vie ramassée en Dieu et en vous).
B – L’Eglise, parce qu'elle est porteuse d'une annonce de salut, cherche alors à favoriser l’hospitalité qui aide à découvrir les réseaux fraternels en dialogue avec la solitude.
L’expression religieuse est déjà un lien possible : la liturgie notamment, y compris dans la sécularisation actuelle, car elle utilise les rites de la beauté et les paroles de la plénitude. Elle conduit la solitude à la recherche d’un dépassement paisible, serein et sans aucune contrainte. « Tout être humain est misérable dans la prière, tout être humain est génial dans la prière » dit Olivier Clément (« Petite boussole spirituelle pour notre temps »).
L’expression liturgique peut apporter la distance et la compréhension d’une société qui n’est pas assurée de ses progrès, ne cesse de s’interroger sur elle-même et qui, étourdie par le rationalisme, cherche une autre intelligibilité de l’univers à l’aide de l’art. Olivier Clément parle d’une « poétique du sensible » et souligne la culture de « poétique des visages », « cet étrange goût de la photographie ».
Il y a, par ailleurs, une autre dimension constitutive et évidente de l’Evangile : le Christ est avant tout l’ami des pauvres : « les oubliés de notre société sont précisément les préférés de Jésus… les sans … sans travail, sans logis, sans papiers » (Jean-Pierre Roche, la spiritualité de la Mission Ouvrière, les éditions de l'Atelier 2011).
Et plus les communautés d’Eglise s’efforcent de vivre et de rassembler les pauvres, plus elles témoignent de la présence vivante du Ressuscité, une présence qui franchit toutes les distances et toutes les différences.
C’est encore une manière de lutter contre le développement de l’excès d'individualisme qui de nos jours génère la précarité, l’isolement, met en place un système organisé qui soutient les plus forts, les plus entreprenants, les plus construits qui, eux, ont mis à profit leur formation antérieure.
Comment partager une écoute spécifique qui permet de faire corps avec cette hospitalité ? Elle dépasse l’apparence trompeuse de la condescendance lorsqu’elle préconise la charité. Elle incite à l’amitié, approfondie et dès lors gratuite, tellement tombée en déshérence. A l'intérieur du christianisme, au cours du siècle passé et sous l'effet des renouveaux - le Concile Vatican II pour nous catholiques - de nombreux échanges de plus en plus fraternels se sont construits entre l’Orient et l’Occident. Et l'initiative renouvelée de cette rencontre depuis plus de 25 ans en est une illustration. C’est la traduction concrète de cette respiration du chrétien avec ses « deux poumons » selon l’expression de Jean Paul II, empruntée à un philosophe et poète russe réfugié à Rome après la révolution.
C'est « l’esprit d’Assise » qui a inauguré et transmis un témoignage authentique de pardon et de repentir dans les relations internationales, un développement de relations interreligieuses de plus en plus fécondes au sein du pluralisme religieux actuel. Il faut privilégier la générosité et un « partenariat prophétique » : c’est la promotion de ce qui « ne sert à rien… mais peut tout éclairer » (Olivier Clément).
Toutes ces relations et expressions doivent être offertes dans des communautés fraternelles de foi et d’accueil qui permettent de montrer que la solitude aide à sentir l’autre proche de soi, à « être regardé » encore comme un être tout simplement aimé.
3° L’Eglise promeut les réseaux qui témoignent de sa mission
Son patrimoine historique est de ce point de vue d’une grande richesse : elle peut aider à redécouvrir ses nombreux artisans de dialogue et de fraternité devenus aussi ses fondateurs.
En ce domaine, on peut prendre appui sur l’héritage de ces « fondateurs » : les réseaux d’écoles spirituelles comme ceux de St Ignace, St François de Sales, ou au début du 20ème siècle, Charles de Foucauld. Tous ont été et restent des exemples parce que leur témoignage s’est toujours organisé autour de la spiritualité de l’accueil.
On peut s’inspirer des témoins proches de notre temps comme Madeleine Delbrêl car son rayonnement reste d’une actualité considérable et résume les propos qui précèdent. Qu’on se souvienne de « Nous autres gens des rues » où elle évoque le monde ouvrier : « A l’atelier, l’homme se sent moins visible que la machine pour d'autres hommes … (Il s'agit de) croire que chaque personne est son génie ». Nous avons initié à travers le monde catholique tant de communautés nées dans les quartiers des villes, et autour de nos églises. Et justement Madeleine Delbrêl, à Ivry sur Seine près de Paris, avait ouvert une de ces fraternités inscrites au cœur des solitudes et détresses de la ville, à partir des années 1930.
La communauté Sant'Egidio est née ainsi à Rome. Dans ma propre ville et mon diocèse, existe depuis une dizaine d'années, la "Fraternité des parvis" qui a reçu pour mission d'animer la prière d'une église et de prendre soin de la misère et de la solitude qui se vit dans les rues de la ville, au centre comme dans certains faubourgs. Et il existe d'autres communautés de ce type, y compris dans la même ville de Lille, initiatives locales ou communautés internationales, ouvertement confessionnelles ou non, comme Emmaüs ou l'Arche.
On peut citer surtout le développement de la spiritualité diaconale, et l’événement "Diaconia 2013", à Lourdes en mai prochain, mis en place par la Conférence des Evêques de France, réunira des milliers de personnes, et un grand nombre des associations ecclésiales ou d'inspiration chrétienne, qui montreront la grande tâche de l'Eglise qui sert les liens humains et fraternels en annonçant l'évangile du Christ. Voir le témoignage de Gilles Rebêche : Il est diacre du diocèse de Fréjus-Toulon et fondateur de la Diaconie du Var où l’on se veut membre d’une « diaconie de la rencontre, attentive à éviter les huis clos de la pensée ». (dans son livre, Qui es-tu pour m'empêcher de mourir ? p. 194)
En tous ces réseaux, le témoignage de l’hospitalité s’exerce parmi et avec les faiblesses et les fragilités des personnes engagées.
L’Eglise a donc besoin de réseaux, d’espaces gratuits de respiration spirituelle et fraternelle, où la Parole est annoncée et vécue, où le culte ne dissimule pas le partage, où la paix règne à vue d’œil, où tout peut devenir beauté et œuvre d’art : saluer un convive peut devenir une œuvre d’art. L'Eglise y croit et fait tout ce qu'elle peut pour soutenir et encourager ce qui se crée, en ce domaine si constructif et révélateur.
Geneviève Comeau, de la communauté Saint-François-Xavier, propose une bonne formule : « La mission est Visitation ».
Le grand poète français, Paul Eluard, disait : « Il y a un autre monde, mais il est dans celui-ci ». Je peux prendre la liberté de recevoir cette prophétie dans l'esprit qui me fait vivre et l'entendre au sens où Olivier Clément l'entend :
« Annoncer la résurrection, ce n’est pas annoncer une autre vie, mais c’est montrer que la vie peut devenir encore plus intense, et que toutes les situations de mort que nous traversons peuvent devenir des situations de résurrection. »
Cela traverse aussi la solitude des grandes villes…
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