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9 Septembre 2014 09:30 | Auditorium BNP Paribas Fortis

Intervention


François Clavairoly


President of the Protestant Federation of France
La solidarité, un mot clé pour notre temps ?
 
1. La solidarité, « la petite sœur pauvre » des quartiers perdus de la République
Se tenir ensemble, in solidum, être solide pour que chacun trouve sa place dans la société des hommes : la solidarité est un mot clé dans ce sens qu’aujourd’hui plus que jamais des forces agissent précisément dans le sens inverse, et elle se trouve donc réellement malmenée. 
Les personnes, les groupes, les institutions et la société en général souffrent d’un déficit réel de solidarité. Mille initiatives ont pourtant été lancées, mille projets peuvent être opposés à ces forces, et la communauté Sant’Egidio en elle-même est un exemple qui a la vie longue à ce sujet pour manifester cet élan solidaire incontestable et efficace. Toutefois, la solidarité est la sœur pauvre de la famille humaine. Plusieurs raisons à l’origine de cet état de fait, plusieurs éléments de réflexion de natures différentes et de niveaux différents en brossent le tableau :
- l’individualisme des sociétés post-modernes provoquant la multiplication des situations de détresse en milieu urbain et rural (solitude et sentiment de solitude, célibat non désiré, divorce, abandon, délitement du lien familial),
- le repli identitaire et les revendications convictionnelles y compris en christianisme créant des tensions au sein des communautés de pensée, entre les confessions, entre les religions, parfois avec les pouvoirs publics.
- la conscience vive que l’avenir est le lieu d’une menace et d’un malheur plus que d’un bonheur ou d’un progrès, avec la crainte de voir la situation de la génération d’après connaitre une situation moins favorable que celle d’aujourd’hui, 
- la peur d’une sorte de déclassement des sociétés, d’une dégradation des systèmes et des instances de régulation sociale, avec la question cruciale de la possibilité de l’effondrement de la puissance publique et de l’effacement progressif ou même de la disparition de l’état dont certaines régions du monde sont déjà le théâtre,
- l’écart grandissant entre niveaux de vie des riches et des pauvres, y compris dans les pays du Nord, la paupérisation de secteurs de la société (jeunes, personnes âgées, immigrés, …), de zones régionales (Sahel, Afrique centrale, sud Asie, …), amplifié par le sentiment d’une non maitrise de l’économie qui est devenue à certains égards une sorte d’ « économie de casino » (J.Attali) où les pays risquent désormais la faillite (Argentine)…
La solidarité, la sœur pauvre des quartiers perdus de la République, émeut par sa force de résistance et par sa résilience. Mais l’émotion -en l’occurrence l’indignation- ne suffit pas. Le mouvement des indignés a d’ailleurs montré ses limites : l’émotion manque de souffle et de champ. Après l’émotion vient en effet le temps de la réflexion et de l’action. Et alors se pose immanquablement la question de l’enracinement dans la durée, la question des financements, de l’institution, des partenaires, des appuis dans la cité…La solidarité est délibérément une question politique.
 
2. La solidarité à l’épreuve des institutions : l’exemple très insuffisant du dialogue œcuménique et interreligieux                                                                                                                      
En réalité, dès qu’une initiative est prise, la question de l’institution se pose : qui invite à la première rencontre ? Où aura lieu la rencontre ? Il existe depuis 25 ans le Conseil des Eglises Chrétiennes en France (CECEF) qui réunit les délégations de représentants orthodoxes,  protestants et catholiques. Cette instance co-présidée par les leaders des Eglises est un lieu institué de rencontre et de dialogue et elle inscrit la solidarité dans son champ de travail. Outre les dialogues théologiques et ecclésiaux habituels, outre les questions d’informations et les différents projets des uns et des autres, le CECEF propose la destination de l’offrande des Eglises chrétiennes qui est recueillie à l’occasion de la Semaine de prière universelle pour l’unité des chrétiens, chaque année du 18 au 25 janvier. En 2014, l’offrande est destinée à la solidarité des chrétiens d’Egypte. Le CECEF a reçu à ce sujet une délégation de chrétiens égyptiens de différentes confessions et a pu mesurer lors de la session organisée pour cela, la réalité de la situation religieuse dans ce pays. En 2015 l’offrande sera destinée à des actions liées à la sauvegarde de l’environnement, une autre forme de solidarité où la dimension de la création est prise en compte.
Au plan interreligieux, la Conférence des Responsables des Cultes en France (CRCF) rassemble les responsables chrétiens (catholiques, protestants, orthodoxes), juifs (Consistoire et Crif), orthodoxes (grec, russe), bouddhistes et musulmans (CFCM). Et la solidarité s’exprime à travers plusieurs sujets qui touchent à la société : dialogue entre confessions et religions, promotion de la tolérance, partage libre et en confiance sur la situation actuelle  (questions éthiques et juridiques, actualité, antisémitisme, rendez-vous significatifs comme la Conférence de l’ONU Paris Climat 2015, etc.). Les enjeux du travail de ce genre d’instance sont nombreux, mais parmi eux on peut noter, en rapport avec la question de la solidarité :
-Une meilleure connaissance mutuelle des différents acteurs et responsables religieux, ce qui est important dans la construction du vivre-ensemble, grâce en partie à la régularité des rencontres.
-Un apprentissage du travail en commun et par conséquent la facilitation des relations interpersonnelles et intercommunautaires. Ce partage d’ordre du jour et cette facilitation des relations sont des éléments décisifs lors de moments de tension ou de crise. Lors de l’intervention de l’armée israélienne à Gaza en juillet la CRCF a pu ainsi diffuser un message rappelant la nécessité de ce vivre-ensemble et le refus d’importer ou d’instrumentaliser les termes du conflit en France. 
Tant au CECEF qu’à la CRCF, nous ne sommes pas encore parvenus à poser la question d’une vision possible d’une action solidaire commune sur tel ou tel sujet. Il est vrai que chaque confession et chaque religion dispose de ses propres réseaux d’entraide, de ses propres œuvres et institutions qui travaillent dans les différents domaines concernés (pauvreté, médico-social, immigration, jeunesse, personnes âgées, handicap, prisons, mission, coopération, etc.). Il est probable que l’aboutissement d’un tel projet, s’il est souhaité par tous, sera de portée symbolique très forte. 
Pour l’instant, deux questions se posent devant l’insuffisance de l’exemple du dialogue interconfessionnel et interreligieux :
-La réalité de ces instances religieuses de concertation ne court-elle pas le risque d’être perçue ou de se comprendre (à tort !) comme la constitution d’une sorte de « front des religions » dans une société qui se veut, à raison, laïque ? Cette question apparemment franco-française peut aussi résonner dans des contextes nationaux différents où la présence des religions est un sujet préoccupant quand elle devient l’occasion de revendications, de réaffirmations identitaires, et de prétentions communautaristes mettant en péril le bien commun et la paix sociale…
-Dans les débats éthiques qui traversent la société, les religions liées par leur participation à des instances communes sont-elles forcément appelées à donner les mêmes réponses ? Les débats sur l’immigration, sur l’exclusion, sur le mariage pour tous, sur l’homosexualité, sur la gestation pour autrui, …montrent qu’il n’en est rien. Pire, les lignes de partage que les dogmes s’évertuent à maintenir sont dépassées par de réelles dissensions au sein même des communautés et par l’effondrement des certitudes ou des discours classiques. Aussi, la solidarité interconfessionnelle ou interreligieuse trouve-t-elle parfois assez vite ses propres limites.
Pour finir sur ce point, la question de la solidarité entre religieux se pose aussi au plan international et renvoie aux missions de ces structures (Conférence des Eglises européennes, Conseil œcuménique des Eglises…) et à leur capacité à mobiliser les énergies au plan local. L’assemblée du COE à Busan, en novembre dernier, a révélé les richesses mais aussi les fragilités de ces projets de solidarité, aussi bien que leur déficit œcuménique. La crise syrienne et la crise irakienne, l’apparition de l’Etat islamique au Levant, l’impréparation des chrétiens devant une situation si tragique et  complexe, tout cela  montre combien le chemin est encore long pour que les initiatives improvisées, auto-promotionnelles, finalement maladroites et peu concertées, laissent place enfin à un véritable esprit de solidarité en amont de toute action, à la concertation préalable, c’est-à-dire au principe même de la démarche solidaire.
 
 
3. La vérité de toute action de solidarité, c’est qu’elle touche et renouvelle en profondeur autant ceux à qui elle est destinée que ceux qui la mettent en oeuvre.
C’est une phrase du philosophe Paul Ricoeur qui illustrera ce propos au sujet de l’action solidaire auprès des immigrés. Mais cet exemple vaut pour toute autre situation, à vrai dire. Voici ce qu’il dit : « L’accueil des immigrants à l’époque de la croissance fait précisément partie de l’histoire que nous racontons sur nous-mêmes, à propos des décennies fortunées. Les accueillir aujourd’hui comme des concitoyens à part entière, pour la seconde génération au moins, c’est les tenir pour les protagonistes de la même histoire que nous racontons sur nous-mêmes. L’intolérance à leur égard est plus qu’une injustice, c’est une méconnaissance de nous-mêmes en tant que personnage collectif dans le récit qui instaure notre identité narrative. »
Ainsi, l’acte solidaire (de l’accueil des immigrés, par exemple) n’a pas une incidence sur ces populations seulement mais aussi sur notre manière de vivre et comprendre notre propre histoire et notre identité. C’est donc à un destin commun et nouveau que l’acte solidaire appelle, de sorte que ni les bénéficiaires ni les acteurs ne sont plus les mêmes mais en quelque sorte transformés pour une reconnaissance renouvelée de chacun. Il est dès lors important de prendre conscience de l’impact sur l’histoire en tant que telle, des actions solidaires. Elles n’agissent donc pas à la périphérie ou en marge des sociétés et de leur histoire mais en leur cœur même, elles ne sont pas seulement des actes supplétifs ou des suppléments d’âme pour personnes ou communautés en recherche d’émotions, ou d’actions qui procureraient auto satisfaction ou  bonne conscience :
Elles font sens et signent la vitalité d’une société qui apprend à se transformer, à se renouveler, à changer de visage et d’horizon. Elles préparent les identités ouvertes de demain à lutter contre les réflexes identitaires et égoïstes d’aujourd’hui. 
Ici, on rappellera que l’engagement des jeunes dans les actions de solidarité est un argument pédagogique d’importance : ce qui aura marqué un jeune dans un tel engagement, et au fond peu importe (ou presque !…) le type d’engagement, c’est sa capacité à entrer dans une histoire et à en sortir différent, la prise de conscience de sa part que nous sommes tout sauf figés, définitifs, arrêtés dans nos certitudes et nos idées, mais sans cesse appelés à nous adapter, à nous ouvrir à d’autres compréhensions du réel qui est le nôtre, à écrire une histoire qui n’est pas répétition de celle d’hier.
On imagine dès lors les promesses de transformation internes des Eglises et des communautés elles-mêmes, si elles entraient de plain-pied –et non du bout du pied !- dans des projets solidaires communs, on imagine aussi les promesses de transformation des sociétés où elles témoignent…Ce pouvoir de transformation -de conversion-, bien des actions en ont témoigné au cours des temps et il ne s’agit pas de mettre en valeur plutôt celle-ci ou plutôt celle-là. Il s’agit plus profondément de comprendre que la lutte contre la pauvreté, l’exclusion, la discrimination, l’injustice, l’accueil de l’étranger, la visite au détenu, le soutien scolaire, l’aide au handicap, le combat pour l’égalité des droits ou le soutien à la cause environnementale, tous ces sujets et tant d’autres encore ont  à voir avec le politique et la responsabilité citoyenne. Le geste solidaire est en lui-même interpellation des pouvoirs publics qui ont été défaillants.
Cet état de fait place délibérément la solidarité dans l’immense champ de la citoyenneté et la légitime. 
 
4. Le plaidoyer, le jeûne, l’aide juridique, le projet de développement, l’action d’urgence : la solidarité est sentinelle, et elle alerte quand la souffrance est trop grande.
L’une des actions exemplaires de solidarité du protestantisme français qui a marqué les esprits est celle menée dès 1939 par la Cimade (Comité Inter Mouvement Auprès Des Evacués), un organisme qui a accueilli d’abord les réfugiés d’Alsace-Lorraine fuyant le nazisme, puis cachant et sauvant des juifs pendant la guerre, et d’année en année rencontrant toutes les détresses de ce monde (de la guerre d’Algérie à l’exil chilien, des réfugiés du Viêt-Nam aux demandeurs d’asile d’Afrique sub-saharienne jusqu’aux réfugiés d’Asie et maintenant du Proche-Orient). Elle intervient aujourd’hui, de façon concertée et reconnue, dans les centres de rétention administrative où sont retenues, avant expulsion ou procédure de régularisation, toutes les personnes en situation irrégulière qui tentent de sauver leur avenir en venant en Europe. Son rapport annuel est une mine d’informations sur la situation des migrants en France, et l’expertise de son action est reconnue par les pouvoirs publics. Elle est à sa manière sentinelle et c’est la raison pour laquelle elle est en relation constante avec bien des partenaires et avec le Ministère de l’Intérieur, notamment. Comment ne pas voir dans le nombre croissant de ses bénévoles (croyants ou non, mais jeunes, souvent, et particulièrement motivés) le signe d’une urgence à traiter qui dépasse largement les frontières d’un pays et même d’un continent? Comment ne pas comprendre que la question de l’immigration est un sujet majeur qui touche à tous les aspects de la société (éducation, santé, justice, économie, habitat, culture, etc.) ?
Nous pourrions développer les mêmes perspectives en présentant d’autres actions de solidarité menées par le protestantisme européen et français (vis-à-vis de l’Afrique où les crises centrafricaine et malienne, en particulier, ont été à l’ordre du jour des actions du Défap (service de mission franco-suisse) et de la Fédération protestante de France. Comment aussi ne pas citer Haïti qui nous engage depuis plusieurs années déjà dans un partenariat solidaire ? Comment ne pas évoquer enfin toutes les œuvres, les établissements sanitaires et médico-sociaux, ses fondations, et le réseau associatif, qui jouent leur rôle de solidarité avec, chacun, ses spécificités, ses richesses, ses visions ? 
Les deux dernières alertes, les dernières actions de plaidoyer qu’a posées le protestantisme, c’est d’une part seul, et d’autre part avec des partenaires religieux différents qu’il les a entreprises : tout d’abord, en juin dernier, une lettre a été adressée au Président de la République pour lui demander de ne pas intervenir dans le conflit syrien, et d’autre part, une conférence de presse a été organisée pour lancer le Jeûne pour le Climat que Yeb Sano, citoyen des Philippines, a lancé il y a quelques semaines. Protestants, catholiques, orthodoxes, bouddhistes, musulmans, juifs, avec N.Hulot, envoyé spécial du Président Hollande sur la question du climat, dans la perspective de la conférence de l’ONU, COP 21, Paris Climat 2015.
J’y suis personnellement engagé comme président de la FPF.
 
5. Les trois questions vives adressées à la sœur solidarité :
 
Premièrement, l’action solidaire est à coup sûr l’un des lieux où se vit un enjeu de pouvoir. Non pas le pouvoir au sens régalien du terme mais au sens symbolique : celui qui « existe » par cette action solidaire ou qui croit exister, qui fait le « buzz » et qui recherche avec avidité et orgueil la « une » des journaux ou des médias en général parce qu’il fait le bien, n’est-il pas dans la confusion entre l’« être avec autrui » et l’« être pour soi » ? Est-ce que le principe de l’altérité ne se trouve pas humilié par le principe d’avidité qui demande toujours plus d’image de soi, dans une course vaine à la  « une », aux références les plus nombreuses sur les serveurs de communication, et si possible pour les mêmes personnes, en une rivalité infinie ? Comme si le miroir de la communication devenait plus important que l’action, le projet, la réalité, les personnes concernées…
Deuxièmement, la solidarité révèle la fragilité de nos systèmes politiques, et en particulier de nos démocraties. Au moment où la presse célèbre les « héros de l’humanitaire » (Huffington Post), au moment où le solidaire a le vent en poupe, n’est-il pas temps de se demander comment nous en sommes arrivés là ? Comment avons-nous pu laisser se déliter tant de sociétés, se fragmenter tant de communautés humaines, se déchirer tant de zones et de quartiers de nos villes qui sont quasi abandonnés à leur sort et presque désertés par la République?
Troisièmement, les religions ont leur rôle à jouer, non pas seulement au plan spirituel, mais aussi en tenant leur rang sur la place publique. Après tout, les religions ne sont-elles pas comme d’autres instances symboliques, des ressources citoyennes, des ressources culturelles et diaconales à part entière ? Comment se tenir au service solidaire de la société sans être en surplomb d’elle (comme donneur de leçon) ou rejetée par elle (au nom d’une laïcité méfiante à l’égard des religions) ?
 
 
6. Conclusion
La solidarité est un mot clé pour notre temps. Mais une clé dans un trousseau qui en comporte beaucoup d’autres comme  la responsabilité, l’engagement, la concertation…
Elle est sœur pauvre de la société des hommes. Mais ses  marraines plus riches qu’elle que sont la politique et l’économie ne doivent pas la mépriser ou pire s’appuyer sur elle pour réparer leurs fautes.
Les Eglises et les religions, de leur côté, la comprennent et l’aident de leur mieux, mais elles restent fragiles et parfois se chamaillent ou se vivent en rivales…
Que chacun dans la société l’accompagne et suive la route qu’elle ouvre : il y trouvera les signes d’un lendemain possible et d’une terre encore habitable. Celui qui se lance dans la solidarité n’est plus jamais seul.

 

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