Gouverneur honoraire de la Banque de France
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Il est rafraichissant par les temps qui courent d’évoquer notre passion d’hommes pour construire une société à échelle humaine, tellement le désenchantement se répand autour de nous.
Dans le domaine économique qui est le mien, en ce début du XXIe siècle, parler d’une société à échelle humaine invite à méditer les leçons de la crise que nous venons de subir. Celle-ci nous a révélé que lorsque l’économie de marché ne se fondait que sur la recherche exclusive du profit, elle allait à des destructions de richesses et d’emplois, à d’effroyables souffrances, bref à sa perte.
La crise nous invite aussi à une autre réflexion plus profonde peut-être sur l’homme face à l’économie. Créé à l’image de Dieu qui est don, il est appelé à être don lui-même et donc à faire, au moins, quelque place au don dans son activité économique. On peut même être amené à penser que le degré d’humanité d’une société se mesure à la place qu’y tient le don, c’est-à-dire la gratuité. Cette affirmation peut paraître paradoxale, alors qu’au cours des trente dernières années le monde s’est laissé imprégner par la pensée néolibérale qui a conféré un rôle central à la recherche du profit et a constamment tendu à marginaliser toutes les valeurs éthiques et notamment la gratuité. Il est donc important de se demander si, dans une économie de marché, la gratuité relève de l’utopie ou si, au contraire, elle est une condition de survie et de développement durable d’une économie.
Je crois que rechercher une part croissante pour la gratuité au sein même de l’économie de marché ne relève pas de l’utopie mais au contraire du réalisme. Réalisme chrétien, certes, mais je dirais plutôt réalisme tout court.
Réalisme chrétien certes, car il plonge ses racines au cœur même de notre Foi. Pourquoi la gratuité devrait-elle trouver une place centrale dans l’activité économique ? C’est parce que l’activité économique est humaine et -je cite Benoît XVI- « l’être humain est fait pour le don ; c’est le don qui exprime et réalise sa dimension de transcendance » ; c’est parce que l’homme est créé à l’image de Dieu et que le don est l’être même de Dieu. Dieu est don. « Cette ressemblance, disait déjà Gaudium et Spes, montre bien que l’homme … ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même ». (GS 24-3). Tel est le projet de Dieu sur l’homme et à travers lui sur la société. Il y a dans Caritas in Veritate un paragraphe 34 que nous devrions tous lire et relire. L’homme est invité, nous dit Benoît XVI, à connaître « l’étonnante expérience du don… », et cette expérience a ceci de remarquable : elle est sublime mais elle veut être quotidienne, et c’est à nous de la rendre bien davantage quotidienne, sous ses trois visages : dans nos propres vies, dans celle de l’entreprise et dans celle des relations internationales.
Dans nos propres vies d’abord. Le don y est déjà présent plus, peut-être, que nous le croyons, dans tous les gestes d’ouverture à l’autre, de soutien désintéressé qui nous semblent aller de soi, d’engagement aussi dans la vie de la cité. Cet appel à l’étonnante expérience de la gratuité est, en effet, appel d’abord et tout simplement à donner toute sa dimension possible à ce qui déjà, dans le quotidien de nos vies, est gratuité véritable, sans nous laisser arrêter par nos peurs ou nos mesquineries. Je pourrais en donner mille exemples : le fait de faire le premier pas pour aller parler à celui dont on se méfie ; le fait de « déminer » un terrain pour que l’échange devienne possible ; user au mieux pas seulement de notre argent, mais de notre parole : une parole libérée, dans une écoute de l’autre au-delà des mots, une parole donnée… Engagement politique dans la cité surtout, « forme la plus élevée de la charité » a dit Pie XII. Engagement essentiel celui-ci. Je vais me référer dans un instant au problème du développement de l’Afrique et au soutien international qui lui est nécessaire. Retenons cependant dès maintenant que ce dernier n’atteindra le niveau qui serait nécessaire que si dans les pays dits avancés l’engagement de ceux qui ont compris sa nécessité est suffisamment fort pour l’obtenir. Ce soutien international n’aura cependant de sens que si, dans les pays pauvres, l’engagement de la société civile est suffisamment fort pour réduire les inégalités dans la répartition des richesses qui sont un des obstacles majeurs à ce développement. Don par l’engagement, au Nord comme au Sud.
Allons plus loin. J’ai été très frappé par une certitude qu’avait le Père Joseph Wresinski, le fondateur d’ATD Quart Monde, ouvrant un très modeste centre d’accueil pour les plus pauvres dans une banlieue misérable de Paris, au lendemain de la guerre. C’était un projet minuscule mais le Père Joseph était habité par cette certitude qu’en réalisant un tel projet, dans la modestie même de son geste, il faisait œuvre de civilisation ; c’est vrai, et il était prophète, et nous trouvons la trace de son geste aujourd’hui jusque sur l’esplanade des Nations Unies à New-York. Eh bien, nous aussi, nous pouvons être créateurs de civilisation, d’une « société bonne » comme disait Ricœur, en nous associant en toute gratuité à telle ou telle initiative, et c’est une des grandes intuitions de Sant’Egidio. Nous pouvons nous aussi, selon la belle formule de Maurice Zundel, dans la grâce de Dieu, faire de toute notre vie un pur élan de générosité. La gratuité est prophétie ; elle est déjà -pour modestes que soient les gestes qui la portent- réalisation d’un monde meilleur.
La gratuité doit être présente aussi dans la vie de l’entreprise et je le sais, cette simple affirmation est scandale pour beaucoup. Je peux vous le dire, je connais de très éminents chefs d’entreprises chrétiens et reconnus comme tels qui, à leur première lecture de Caritas in Veritate, ont dit : « Non, ici, le Pape va trop loin… Nous sommes dans une économie de compétition ; l’entreprise doit maximiser ses profits ; c’est une question de survie pour elle et son personnel. La gratuité n’y a donc pas sa place, etc. » On perçoit bien, à de telles réactions à quel point, surtout depuis une trentaine d’années, le virus néolibéral nous a envahis. C’est vrai, mais nous savons aussi où il nous a conduits : à une crise dont on peut reconnaître qu’elle est d’abord un désastre éthique, démontrant par l’absurde le danger économique qu’il y a dans la course exclusive au profit. Il est donc grand temps de nous interroger sur ce que doit être la place de la gratuité dans une économie d’entreprise. Notons d’abord que Benoît XVI salue d’ailleurs à cet égard le développement « à côté de l’entreprise privée tournée vers le profit et des divers types d’entreprises publiques… d’organismes qui poursuivent des buts mutualistes et sociaux » et il en souhaite le développement. Il a ces mots qui témoignent d’une belle confiance dans la sagesse des hommes : « C’est de leur confrontation réciproque -entreprises privées, entreprises mutualistes- sur le marché que l’on peut espérer une sorte d’hybridation des comportements d’entreprise et donc une attention vigilante à la civilisation de l’économie. La charité dans la vérité, dans ce cas, signifie « qu’il faut donner forme et organisation aux activités économiques qui, sans nier le profit, entendent aller au-delà de la logique de l’échange et du profit comme but en soi ».
C’est précisément ce que l’entreprise privée qui prend au sérieux sa responsabilité sociale est déjà en train de faire. Elle introduit la gratuité dans sa stratégie. Cette idée et cette approche de la vie de l’entreprise font leur chemin. Face à l’échec des stratégies de maximisation du profit immédiat, il y a là un signe des temps porteur d’espérance. Je cite encore Caritas in Veritate : « C’est un fait que se répand toujours plus : la conviction selon laquelle la gestion de l’entreprise ne peut pas tenir compte seulement des intérêts de ses propriétaires, mais qu’elle doit être attention aussi à ceux de toutes les autres catégories de sujets qui contribuent à la vie de l’entreprise : les travailleurs, les clients, les fournisseurs des divers éléments de la production, les communautés humaines qui en dépendent… et il fait référence ici -je le cite- à « ces nombreux managers qui, grâce à des analyses clairvoyantes, se rendent compte toujours davantage des liens profonds de leurs entreprises avec le territoire ou avec les territoires où elles opèrent ». Cette approche porte un nom : il s’agit de la responsabilité sociale de l’entreprise dont il est remarquable d’observer qu’elle a émergé sous ce nom dans la vie des entreprises au moment même où le néolibéralisme commençait à y répandre ses poisons. Certains parmi nous ont de cela une expérience personnelle et directe. J’espère que dans nos échanges, ils vont bien vouloir nous en donner le témoignage.
J’en viens donc au troisième aspect.
La gratuité s’exprime enfin lorsque, effectivement portée par des citoyens responsables, elle se traduit par une politique sincère et efficace d’aide au développement des pays les plus pauvres. Comment ne pas évoquer ici cette « politique du don » dont depuis Populorum Progressio les souverains pontifes n’ont cessé de souligner la nécessité.
J’ai noté sur ce point la vigueur et l’audace de Caritas in Veritate. Elle rapproche très fortement deux dimensions de notre devoir de solidarité pour le développement des pays pauvres : celle de la nécessité d’une redistribution planétaire des richesses dans un monde qui se fait un et où les inégalités dans la distribution des revenus deviennent de plus en plus intolérables, et celle de notre responsabilité à l’égard de notre environnement, compte tenu des conséquences néfastes du changement climatique sur les populations des régions les plus pauvres d’Afrique en particulier. Le champ des politiques d’aide au développement -dont beaucoup d’indices dans un contexte de crise laissent penser qu’il pourrait cesser de s’étendre si ce n’est se réduire- vient donc de s’élargir de façon dramatique avec ce que nous avons appris du changement climatique. J’ai été, pour ma part, particulièrement impressionné par ce que le président du GIEC, prix Nobel de la Paix, le Prof. Pachauri, nous dit du risque que nous courons, si rien n’est changé, de voir des dizaines de millions de personnes obligées très vite d’abandonner leurs terres ancestrales en Afrique pour devenir des « migrants climatiques » si nos politiques d’aide ne permettent pas l’adoption de programmes importants d’adaptation des pays en développement les plus pauvres aux risques climatiques. Nous sommes là face à un problème de survie dont la solution appelle un haut degré de gratuité. De fait, tout se passe comme si, pour l’humanité aujourd’hui, la survie passait par son aptitude à s’ouvrir à la gratuité. Cela ne devrait pas surprendre ; l’homme ne se réalisant pleinement que dans le don, un monde qui renoncerait à la gratuité renoncerait -en quelque sorte- à son oxygène ; il s’expose à se déshumaniser et à dépérir, comme la crise vient de nous en donner une idée. Bien sûr, nous le savons, beaucoup peut et doit être fait par des techniques intelligentes de financement de marché pour le développement mais la gratuité est irremplaçable lorsqu’il s’agit de l’amélioration du sort des populations les plus pauvres, de ce milliard d’êtres humains totalement démunis et pris dans les multiples pièges de la pauvreté. L’expérience des objectifs de développement du millénaire est à cet égard très précieuse, même si nous sommes loin encore d’avoir pu les atteindre. Les avancées qui ont pu être réalisées confirment cependant les propos de Benoît XVI qui remarquait que lorsque les nations font place au don dans leurs stratégies, celui-ci suscite « un essor… d’un tout autre prix que l’accumulation possible de richesses extérieures » ; il contribue à former « peu à peu comme une communauté une au sein de l’univers ». Le don et le partage doivent donc être partie intégrante de cette « grande redistribution des ressources planétaires » qu’il évoquait et dont il nous faudrait rappeler l’urgence à temps et à contretemps, si l’on songe à l’avenir des pays les plus pauvres, notamment en Afrique qui approchera les deux milliards d’habitants dans l’espace d’une génération, vers 2050 ?
Mais attention, toute politique de don doit être d’abord attention à l’autre et conscience du fait qu’il doit être l’artisan de son propre destin. Le don ne doit pas infantiliser ; il doit libérer les énergies et les audaces pour que les nouvelles générations puissent compter sur le soutien nécessaire pour cheminer vers l’horizon qu’elles se seront elles-mêmes donné, y compris celui de contribuer positivement, un jour, à leur tour au bien commun universel. Ajoutons ici, cependant, que les aspects financiers de la coopération au développement sont loin d’épuiser le sujet. Si nous portons un regard lucide, par exemple, sur les problèmes de l’Afrique aujourd’hui, nous pourrons constater que son problème premier n’est pas tellement l’insuffisance des apports financiers extérieurs, mais le pillage des ressources qu’elle pourrait apporter à son développement dans le cadre d’arrangements opaques ou de contrats spoliateurs concernant l’exploitation des richesses de son sous-sol. Une dimension fondamentale de la gratuité devrait donc consister ici à contribuer à la définition de règles internationales ou d’aides techniques à la négociation des contrats telles que l’Afrique puisse investir elle-même pour le développement économique ou humain des ressources qui lui appartiennent.
Chers amis, ceci m’amène à une dernière remarque par laquelle j’aimerais conclure.
Nous sommes légitimement émerveillés devant toutes les formes de gratuité que nous rencontrons, mais peut-être devrions-nous, dans le même mouvement, reconnaître que ce que nous prenons pour gratuité n’est en fait que modeste et probablement insuffisant effort pour rétablir une justice. Caritas in Veritate a là-dessus des paroles très fortes : « Si hier on pouvait penser qu’il fallait d’abord rechercher la justice et que la gratuité devait intervenir ensuite comme un complément, aujourd’hui, il faut dire que sans la gratuité, on ne parvient même pas à réaliser la justice ». Or, nous le savons bien, une société à échelle humaine doit d’abord être une société juste.
Voilà une raison de plus et décisive celle-ci pour tenter « l’étonnante expérience du don ». |